"Si l'art n'a pas de patrie, les artistes en ont une." Camille Saint-Saëns

"Un seul rêve est plus puissant qu'un millier de réalités." J.R.R. Tolkien

samedi 5 janvier 2013

Tournoi des Nouvellistes - Quart de finale n°2 : Doris Facciolo / Jérémy Semet



Vous trouverez ci-dessous le planning du tournoi actualisé. Cliquez sur l'icône pdf pour le visualiser.





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Le 1er quart de finale est le duel qui, pour l'instant, a obtenu le plus grand nombre de votes. Solenne Pourbaix l'a remporté (36 votes / 57,14 %) face à Kristoff Valla (27 votes / 42,86 %). Nous les félicitons vivement tous les deux et nous retrouverons Solenne en demi-finale.

Voici maintenant venue l'heure du 2ème quart de finale du Tournoi des Nouvellistes : Doris Facciolo, avec La Blanche Biche, est opposée à Jérémy Semet dont la nouvelle s'intitule Ô Sombre Héraut. Lisez ou relisez les deux nouvelles et votez ensuite, grâce au module situé tout en bas de cet article, pour votre texte préféré. Vous avez une semaine, jusqu'au vendredi 11 janvier 2013, 23h59, pour voter. Celui qui aura obtenu le plus grand nombre de votes l'emportera et sera qualifié pour le tour suivant tandis que son concurrent sera éliminé.

N'hésitez pas à donner votre avis sur ces nouvelles dans un commentaire, en fin d'article. Les auteurs attendent avec impatience vos retours sur leurs textes, c'est important et constructif pour eux. Pour cela, cliquez sur le titre de l'article pour voir ce dernier en entier et descendez jusqu'en bas. Un espace réservé aux commentaires s'y trouve.

Bonne lecture et bon tournoi à tous !  


Quart
de finale
n°2



 
La Blanche Biche
de
Doris Facciolo




– Je déteste ce château, chuchota Agathe à sa mère tout en observant l’immense tête de cerf accrochée au mur faisant face à l’entrée.
– Je sais, répondit-elle sur le même ton. Mais nous ne resterons ici que quelques semaines, le temps que le Seigneur ton père se lasse de chasser cette blanche biche.

La jeune fille soupira, laissant le silence parler pour elles-deux. Mère et fille savaient ce qu’était réellement cette biche, d’un blanc immaculé, qui semblait défier tous les chasseurs depuis l’orée des bois de Russon jusque dans la vallée de la Meuse. C’est d’ailleurs pour se procurer sa tête en guise de trophée que le Seigneur Hacco avait décidé de séjourner quelques temps dans son château-fort en bord de Meuse. Il était impensable qu’un autre que lui remporte un magot aussi rare ! Il lui fallait donc être sur les lieux où la créature avait été aperçue.

Agathe passa sous l’horrible tête qui semblait la fixer de ses yeux morts, lui rappelant à quels dangers un animal sans défense devait faire face. Alors quelle montait l’escalier menant aux chambres de l’aile ouest du château, la jeune fille tenta vainement de faire abstraction de tous les trophées que son père avait ramenés de chasse : cerfs, biches, sangliers et daims pour les plus imposants, mais trônaient aussi ça et là quelques renards et furets. Certes, ce gibier leur procurait nourriture et chaudes couvertures pour l’hiver, mais jamais elle ne mangeait de viande et ce n’est qu’avec réticence qu’elle se réchauffait sous les peaux de bête. Sa propre mère ne touchait au civet de biche que du bout des lèvres, au grand dam de Hacco qui, lui, y allait à pleines dents.

La chambre d’Agathe avait été balayée, des herbes de senteur avaient été répandues au sol et son lit s’ornait de draps propres surplombés d’une double couverture de laine. Ah ! La brave Clothilde, domestique au service de son père depuis des années, n’avait pas oublié les préférences de la jeune fille. Il était bon de savoir qu’elle avait quelques alliés dans cette bourgade, malgré les apparences.

En effet, son père et ses acolytes n’avaient pas bonne réputation, malgré les efforts de sa mère pour le dissimuler aux yeux d’Agathe. Le seigneur Hacco s’était attribué lui-même ce titre, et avait conquis le château-fort on ne sait comment. Personne n’avait voulu le lui dire. Mais ce qu’elle savait, ce que tous savaient, c’est que le seigneur Hacco agissait en tyran avec ses gens, et pire encore avec ceux qui ne l’étaient pas et qui se trouvaient sur ses terres.

– Pas plus tard que cet après-midi, un homme sur une charrette tirée par un bœuf et chargée de provisions a pensé que la route qui traverse mes terres pouvait être empruntée comme bon semblait à tout un chacun, avait-il lancé un jour au dîner entre deux bouchées. Je l’ai alors prévenu que s’il voulait traverser mes forêts, fallait payer. Il m’a presque ri au nez, ce manant ! Ha ! Il avait l’air moins fier avec une flèche qui le dardait. Il m’a alors lancé qu’il n’avait pas d’argent pour me payer. C’est qu’il me prenait vraiment pour le dernier des crétins !
– Qu’avez-vous donc fait, mon seigneur ? Demanda ma mère, qui connaissait son mari pour aimer que l’on use de ce titre.
– Mes gars se sont servis dans sa carriole. Elle était plus légère pour prendre la route ! S’esclaffa-t-il.

Agathe observa la route qui partait du château-fort vers la forêt, en passant par le moulin à eau. Combien d’autres paysans avaient donné toutes leurs économies à son père pour pouvoir emprunter la seule route qui traversait ces terres jusqu’à la Meuse ? Pire… combien avaient dû payer de leur sang car ils n’avaient ni pièce ni provision à céder ?

Cette idée la rendait malade. Elle dévia son regard sur la colline à deux ou trois cents mètres de là, où se trouvaient les ruines d’une antique villa romaine. Il ne restait là que les fondations de la bâtisse, ses pierres ayant servi à la construction du château de Hacco. Son père n’était probablement pas encore né lorsque l’on bâtit ce sombre château, mais à présent qu’il en était seul maître, tous les paysans des alentours l’appelaient ainsi.

Qu’importe tout cela. Agathe détestait ce château. Elle détestait son père et toute sa clique. « Seulement quelques semaines » avait dit sa mère. Très bien. Elle les passerait à dormir et cuisiner avec Clothilde, n’importe où pourvu que cela soit loin de son père.


*****

– Je pars dès ce soir, avait déclaré Hacco.
– Déjà ? Protesta Clarisse, sa femme. Nous ne sommes là que depuis hier…
– Silence, femme ! Tu ne penses tout de même pas me dire ce que j’ai à faire ?!
– Certes non, je voulais juste…
– Tais-toi, j’ai dit !

Cette fois, il avait hurlé tout en tapant du poing sur la table. Les assiettes rebondirent en même temps qu’Agathe et Clarisse. Cette dernière ne tint plus :

– Très bien, va donc chasser ta blanche biche. Va donc tuer une pauvre créature de plus et t’offrir un trophée sanglant pour ta petite gloire personnelle. Mais sache qu’un jour ta cruauté se retournera contre toi, et ce jour-là, tu seras seul.

Clarisse se leva et quitta la table avec un regard chargé de mépris envers son mari et seigneur.

– C’est ça ! Va-t’en donc, vile sorcière ! Hors de ma vue, créature du diable !

Là-dessus, il arracha un lambeau de chair de la cuisse de lièvre qu’il tenait en main et la mastiqua avec vigueur sous les yeux médusés d’Agathe qui n’osait bouger. Elle n’avait pas touché au lièvre et avait à peine entamé le potage que lui avait préparé Clothilde. Cette dispute lui avait complètement coupé l’appétit.

– Dieu soit loué, toi au moins tu sais tenir ta langue, lui lança le seigneur son père. Tu sais, ta mère devrait me remercier de l’avoir tirée de ses bois de Russon. T’a-t’elle déjà dit où elle était née ? Non ? Ah ! Ça ne m’étonne pas. Elle a honte ! Voila pourquoi.
– Honte de quoi ? Se hasarda Agathe, soudain piquée par la curiosité.
– D’être née dans une grotte, en pleine forêt, comme un animal. D’être l’héritière d’une famille de sorciers, d’avoir ce maudit sang de démon qui court dans ses veines !

Voyant la mine de sa fille se décomposer un peu plus encore, Hacco se reprit :

– Mais ne t’en fais pas, ma douce. Tes cheveux de feu sont les miens et tes yeux de miel aussi. C’est mon sang qui court dans tes veines et non celui de ta mère.

Agathe se risqua à un mince sourire, que son père lui rendit de tout cœur. Ce ne furent toutefois pas ces mots de réconfort qui la firent sourire, mais bien le fait que la réalité était tout autre, et que sa mère avait raison.


*****


La journée avait été longue pour le noble pèlerin Evermare et ses sept compagnons. Ils revenaient d’un long périple à travers l’Europe afin de visiter les plus grands lieux saints et il n’avait cessé de pleuvoir toute la journée. Ils n’étaient plus très loin de chez eux à présent, mais usés de leur marche interminable et trempés jusqu’aux os, ils cherchaient un endroit où dormir au sec.

– Là, mon seigneur Evermare, s’exclama l’un des sept en montrant le château de Hacco du doigt. Regardez, ce château peut peut-être nous ouvrir ses portes pour la nuit ?
– La nuit est déjà tombée, j’espère que le seigneur local n’est pas encore endormi, sinon nous devrons nous contenter d’un lit de feuilles humides au milieu des bois, comme tant d’autres nuits.

Les pèlerins quittèrent le bord de Meuse pour se diriger vers le château, entouré de ses trois moulins et une poignée de maisonnettes. L’imposante demeure du maître de ces terres était construire sur une bute, si bien qu’elle dominait toutes les autres bâtisses. Evermare grimpa les quelques marches qui menaient à la herse, baissée en cette heure tardive. Aucune autre entrée n’était visible.

– Quel dommage, j’ai bien l’impression que les portes nous resteront fermées.

Alors que le meneur des pèlerins semblait se résigner à coucher à la belle étoile sous une pluie diluvienne, l’un de ses compagnons tira sur une corde, près de la herse, et une cloche se mit à sonner. Quelques instant plus tard, une domestique fit grincer la porte du château, du haut des quelques marches qui la distançaient de la herse.

– Bonsoir messires, que puis-je faire pour vous ?
– Bonsoir, je me nomme Evermare, seigneur de quelques terres dans les environs de Tongres. Moi et mes compagnons revenons d’un long pèlerinage à travers divers lieux saints, nous sommes rongés par la fatigue et cherchons un lieu où passer la nuit…
– Mes excuses mon seigneur, le coupa la servante, mais Hacco, mon seigneur et maître refuse le droit de pénétrer en ces lieux à quiconque.
– Hacco n’est pas le seul à vivre ici, intervint une voix féminine derrière la domestique. De plus il est parti chasser, il ne reviendra pas avant l’aube. Veuillez faire entrer ces gens et leur attribuer une chambre. Veillez aussi à leur donner de quoi manger.
– Ma dame est trop bonne, dit en s’inclinant le noble Evermare. Nous vous remercions de tout cœur pour votre accueil.
– Je vous accorde le toit et le couvert, mais vous devrez impérativement quitter ces lieux avant l’aube, avant que mon mari ne rentre de chasse. S’il vous surprend ici, ou même sur ses terres, il risque d’être fou de rage. Il n’accepte aucune forme d’hospitalité, ou du moins jamais gratuitement.
– Quelques heures de repos au sec suffiront, nous serons partis bien avant le retour de votre époux.

Les quelques armes que les pèlerins portaient furent déposées dans le hall, sous les têtes curieuses des cerfs et sangliers qui en ornaient les murs. Heureux de trouver un feu et un repas mais surtout un bon lit, les hommes quittèrent la salle principale pour gagner leur chambre, non sans lancer mille remerciements à la maîtresse des lieux qui leur avait tenu compagnie durant leur dîner.

Le lendemain, ils quittèrent le château avant l’aube, comme promis. Clarisse fut soulagée que Hacco ne soit pas rentré entre-temps. Elle ordonna à Clothilde de ne jamais mentionner la visite du seigneur Evermare et de ses compagnons de route. La domestique acquiesça, ne voulant pas plus que Clarisse risquer les foudres de Hacco.


*****


Hacco et ses deux brigands d’amis étaient éreintés par la chasse de cette nuit. La blanche biche n’avait pas montré le bout de son museau, nulle part. L’aube pointait au dessus des bois de Russon. L’éclat orangé du soleil dardait des rayons qui rosissaient les nuages épars, donnant une atmosphère magique au ciel et à la forêt.

– On ferait mieux de rentrer, le jour se lève. Cette créature ne se montre jamais de jour. La chasse reprendra ce soir.

Le trio était épuisé, tout comme les chevaux. Ils suivirent la route qui traversait la forêt pour rejoindre le château lorsqu’ils y croisèrent une troupe de huit hommes, faiblement armés. Seuls trois d’entre eux portaient une épée à leur ceinture et un arc ceignait le dos d’un quatrième. Ils étaient à pieds mais semblaient frais et secs.

– Halte là, d’où venez-vous ? Demanda Hacco à bonne distance du groupe.
– Je me nomme Evermare, nous rentrons de pèlerinage messire. Nous ne faisons que regagner mes terres…
– En passant par les miennes, le coupa Hacco d’un ton sec. Où avez-vous logé cette nuit ?

Les pèlerins se lancèrent des coups d’œil affolés, sans même penser à tirer leurs armes au clair.
Le seigneur Hacco s’était accoutré de sa tenue de chasse favorite : pantalon blanc et veste rouge assortie à son chapeau à plumes de faisan. Il tenait son arc fermement de sa main gauche et, de la main droite, fouillait son carquois à la recherche d’une flèche à encocher.

– J’ai posé une question, ne m’obligez pas à me répéter.

Il les menaçait ouvertement désormais. Quelle utilité de mentir ? Il avait promis à Clarisse de tout faire pour éviter de croiser son mari et de taire l’hospitalité donnée. Il aurait pu garder cette nuit secrète si personne ne lui avait posé la question, mais sa foi inébranlable l’obligeait à dire la vérité en toutes circonstances.

– Nous avons passé la nuit au château, dame votre femme nous a accueillis avec une grande hospitalité et…
– L’avez-vous payée ?
– Je… non, nous n’avons pas d’argent.

Hacco était hors de lui. La fatigue ne le rendait pas plus conciliant, au contraire : la flèche partit se loger dans la poitrine de l’unique archer parmi les pèlerins, qui tomba au sol en hurlant de douleur. Deux autres flèches se fichèrent en plein cœur de deux autres des compagnons d’Evermare tandis que les autres prirent la fuite à travers la forêt.

Evermare tomba à genoux et supplia le seigneur Hacco de leur accorder sa pitié. Ils n’avaient fait qu’accepter l’hospitalité de la maîtresse des lieux…

– Je suis le seul maître des lieux ! Et qui ne paie pas son passage sur mes terres par biens ou par or le paie par le sang !

Alors, il dégaina son épée et trancha la gorge du noble Evermare. Les corps furent abandonnés sur place alors que Hacco talonnait son cheval vers son château, se promettant de donner une bonne leçon à sa sorcière de femme. De quel droit hébergeait-elle de parfaits inconnus sous son toit ? De quel droit ignorait-elle délibérément les règles instaurées par son seigneur et maître ?


*****


Agathe vit arriver son père de loin. Sa tenue de chasse aux couleurs vives se repérait à des kilomètres à la ronde. Évidemment, il ne rapportait aucune biche. Cependant il arrivait au galop, et comme si le pauvre cheval ne l’amenait pas assez vite chez lui, il le ruait de coups de talons dans les côtes. La jeune fille se détourna de la fenêtre pour éviter d’avoir à supporter ce spectacle. Son père traitait les gens comme des animaux, et les animaux comme de simples objets. Il avait déjà tué un cheval d’épuisement, à vouloir trop en tirer de lui. Cet homme l’écœurait, bien qu’il soit son père.

Une fois son père rentré, elle l’entendit plus qu’elle ne le vit. La porte d’entrée avait claqué avec force et c’est en hurlant qu’il appelait sa femme, au pied de l’escalier. Agathe comprit de suite que quelque chose de grave s’était passé, mais elle ignorait de quoi il pouvait s’agir.
– Clarisse ! Viens ici tout de suite ! Vociféra-t-il à nouveau.
– Je suis là, pas besoin de hurler ainsi, tu vas faire peur à Agathe.

Sa mère descendait l’escalier, Agathe épia la conversation, l’oreille collée contre la porte de sa chambre. Elle n’osait en sortir de peur de subir la colère de son père, elle aussi.

– Par les Dieux, qu’as-tu fait ?

La voix de Clarisse s’était réduite à un souffle. Qu’avait vu sa mère, au juste ?

– Qui était-ce ?

C’était plus un grondement qu’une question.

– De simples pèlerins qui demandaient refuge…
– Mon château n’est pas une auberge, femme !
– Est-ce une raison pour les tuer ?
– Ils n’ont même pas payé un centime, mon dû ! Ils se sont servis en seigneurs dans ma propre demeure et en sont repartis sans demander leur reste ! Nul ne jouera au seigneur chez moi ! Est-ce bien compris, sorcière ?
– Aie ! Mais lâche-moi, tu me fais mal !
– Tu mérites bien pire châtiment pour ta traîtrise. Je vais te ferrer aux cachots et tu n’en sortiras que quand j’en aurai décidé. Si je le décide un jour…
– Non ! Non je t’en supplie ne…
– Tu me supplies ? Je n’ai que faire de tes supplications !

Agathe s’éloigna de la porte, tremblante. Son tyran de père avait tué des innocents. C’était un meurtrier, et elle était sa fille. Pire encore, il allait battre sa mère, la torturer peut-être… Qu’allait-il faire d’elle ensuite ? Il disait l’aimer, et en vérité il la chérissait. Jamais il n’avait ne serait-ce qu’élevé la voix contre elle. Mais après la folie de cette nuit, elle n’était plus sûre de rien.


*****


L’eau était claire et fraîche, en boire un peu la ressourça. La lune était pleine et éclairait la surface de l’eau de sa pâle lumière, mais pas assez que pour pouvoir s’y mirer. Cependant, la créature avait pleinement conscience de ce à quoi elle ressemblait : une jeune biche au poil d’un blanc immaculé et aux sabots d’argent.

Un chuchotement sur sa droite lui fit dresser l’oreille : les sbires de Hacco l’avaient repérée. Elle ne devait pas rester là, il fallait se mettre à couvert le plus vite possible. Hacco serait vite mis au courant de sa présence si près de son château et ne manquerait pas d’enfourcher son cheval pour la poursuivre et la mettre à mort.

Vite, ses quatre pattes la propulsèrent à travers plaines et taillis, puis dans la forêt. Loin, toujours plus loin, jusqu’à perdre haleine. Lorsque ses sabots l’élancèrent, elle s’arrêta. Elle avait parcouru une bonne distance, il mettrait un certain temps à l’atteindre, si jamais il l’atteignait.

L’animal s’allongea en soupirant. Lorsqu’elle inhala à nouveau, toutes les odeurs de la forêt l’emplirent d’un sentiment de bien-être. Ici, elle était chez elle. Feuilles mortes, écorce, terre humide, humus, terrier de lièvre, toutes ces odeurs familières la réconfortaient. Les sons de ce bois aussi : le gazouillis de quelques oiseaux, le grognement d’un sanglier à quelques distances de là, le souffle léger du vent dans les arbres, et puis ce galop au loin…

Non. Non, ce galop-là était celui d’un cheval monté, celui de Hacco. Fuir, il fallait fuir ! La course reprit de plus belle, de bonds en bonds, la blanche biche sauta par-dessus les arbres morts, courut le plus vite que ses pattes le lui permettaient. Mais le cheval la dépassait largement en taille et ses enjambées le menaient plus vite qu’elle. Il la rattrapa bientôt et son maître n’avait plus qu’à viser pour l’abattre. Une première flèche fusa au travers des branchages et se perdit dans la forêt. Une seconde fit de même, mais la troisième la toucha au milieu des côtes. La douleur, une sourde et suintante douleur, lui paralysa les pattes. La créature se laissa tomber, perdue.

– Je t’ai enfin trouvée, ma superbe, s’extasia Hacco.

La blanche biche leva la tête dans sa direction et le toisa de son regard d’émeraude. L’homme semblait surpris d’être ainsi observé par un animal, mais cet animal était exceptionnel, après-tout.

La blessure était profonde et incurable. Des quantités de sang ruisselaient sur son pelage blanc. Mais alors que le seigneur Hacco s’agenouillait à ses côtés, la biche fut parcourue de tremblements. Ses pattes semblaient se métamorphoser en… en bras et en jambes, le poil se muait en peau et la tête… la tête était celle d’Agathe, sa fille.

– Dieu ! Souffla Hacco, étranglé par le chagrin, le remord et la colère à la fois.

La blanche biche n’était autre que sa propre fille. La fille que sa sorcière de femme avait mise au monde. Elle l’avait ensorcelée, c’était indéniable. Agathe était morte par la faute de la sorcellerie de sa femme qui, pour se venger de son emprisonnement, avait changé Agathe en biche blanche. Sa douce petite fille…

– Je te vengerai Agathe, je te le promets. Ta mère subira le bûcher.

Sa fille émit un dernier hoquet de douleur, et c’est le visage crispé d’inquiétude qu’elle sombra dans la mort.

Le lendemain matin, Hacco avait averti tout le petit peuple – les Haccous – qui habitait ses terres de la tragédie qu’il venait de vivre. La faute en incombait à sa sorcière de femme qui méritait qu’on la brûlât comme tout démon. L’Eglise elle-même le recommandait. Un bûcher fut monté le jour même sur les Hauts de Froidmont qui surplombaient la vallée et on y traîna la sorcière. Là haut, son bûcher serait visible de loin, et tous sauraient alors qui elle était vraiment.

– Qu’as-tu à dire pour ta défense, démone ? Demanda le seigneur Hacco à sa femme, déjà ligotée au bûcher.
– Je n’ai rien fait. Je suis fille de sorciers, certes, mais jamais je n’ai lancé le moindre sort contre ma fille ! Tu l’as tuée tout seul ! C’est toi le meurtrier !
– Entendez donc les mensonges de cette sorcière ! S’exclama-t-il à l’attention des Haccous. Que ne dirait-elle pas pour rejeter la faute sur autrui ! Cependant elle se condamne elle-même en avouant ses origines démoniaques !
– Fou que tu es ! Fous que vous êtes à le suivre ! Vous aurez beau me tuer, je ne suis pas la seule sorcière au monde !

La foule murmurait tandis que Hacco souriait, fier de lui. Il avait beaucoup perdu cette nuit, mais sa femme venait de lui offrir une nouvelle chasse. Plus excitante encore.

– Qu’il en soit donc ainsi ! Pour commémorer ce jour de deuil, chaque année nous débusquerons une autre sorcière et chaque année, celle-ci brûlera en cet endroit même où tu te tiens. Je dois bien cela à mes gens. Je dois les protéger des démons dans ton genre.

Les paysans lancèrent des cris de joie. Une mise à mort suscitait toujours l’attention des foules. Une chasse aux sorcières annuelle assoirait son pouvoir sur ses gens une bonne fois pour toutes, les mettant ainsi en confiance. Du moins le croiraient-ils.


*****


Ainsi naquit la légende des « macrâles di Hacoû » signifiant en français : « les sorcières de Haccourt ». Le seigneur Hacco, qui avait déjà donné son nom à ses habitants en les nommant les « Haccous » a ainsi prêté son patronyme à la bourgade qui, en wallon, se prononce « Hacoû », devenu Haccourt au fil du temps et des modifications de la langue.

Bien des sorcières ont péri sur les Hauts de Froidmont, et ce des siècles durant. On nomme encore cette colline ainsi aujourd’hui, mais il n’y figure plus de bûcher.
Haccourt continue cependant de fêter la date à laquelle la blanche biche a été tuée, bien que personne ne se souvienne aujourd’hui de ce détail. Tous ses habitants pensent commémorer les âmes des sorcières autrefois brûlées en recréant le défilé de macrâles dans les rues du village jusqu’à ce qu’on mène une macrâle de papier au cœur d’un bûcher, sur la place.

De leur côté, les restes du pèlerin Evermare furent retrouvés dans le courant du Xième siècle, soit entre deux et trois siècles après sa mise à mort. Le prêtre local en informa l’évêque de Liège, qui fit remonter l’information dans la hiérarchie de l’église qui prit la décision de faire d’Evermare un saint homme. Russon est désormais un village où le folklore local reconstitue chaque année la façon dont leur saint homme a été tué.

Le château de Hacco fut détruit, mais une église prit place sur ses ruines. On peut encore y admirer quelques pans de murs de l’ancien château ainsi qu’une reconstitution de l’entrée où l’ancienne herse barrait le passage à quiconque n’y était pas invité.








Ô Sombre Héraut
de
Jérémy Semet



1

     Hormis la cargaison, vous serez seul à bord du navire.

     La conversation qu'il avait eue avec son interlocuteur lui revint en mémoire, de manière épisodique, fragmentaire, alors qu'il filait à bord de la navette en direction de la station de transit. Certaines phrases le troublaient davantage à mesure qu'elles gagnaient son esprit et qu'elles s'y nichaient comme l'aurait fait un parasite. Et maintenant qu'il prenait la pleine ampleur de la tâche à accomplir, voilà qu'il ne s'en sentait plus vraiment capable, doutant de ses capacités.
     Les conditions du contrat l'inquiétaient.
     Durée du voyage. Quantité du chargement. Nombre exact de stations jalonnant son parcours. Voilà les points qui retenaient son attention alors qu'il passait en revue les fiches plastiques qui lui avaient été remises après l'entretien – des fiches de tailles et de couleurs différentes dont la fonction de certaines lui échappait déjà. Mais il avait donné sa parole et ne pouvait plus refuser.
     Ce qui l'avait poussé à agir était cette absence d'attache : aucun poids n'entravait ses chevilles. Il pouvait prendre son envol, voyager où bon lui semblait. Personne n'allait lui rappeler, à la faveur d'un message électronique envoyé à la hâte, que sa présence manquait à ses proches ou que la chaleur de son corps était réclamée au côté d'une ravissante jeune femme brûlante de désir. Non, ce n'était pas le karma qui avait été établi pour Sid.
     La navette s'arracha à l’atmosphère terrestre, secouée de toutes parts, laissant d'épaisses gerbes brûlantes dans son sillage. La brusque accélération de l'appareil fit gronder les réacteurs et les passagers purent apercevoir par les étroits hublots de l'habitacle l'immense structure se rapprocher à grande vitesse : gigantesque pic de métal pivotant sur son axe et couronné de lumière. Arrimée à la station, patientait une cohorte d'autres navires de classe moyenne qui n'attendait que leurs occupants pour pouvoir repartir.
     Sid avait toujours eu un penchant pour tout ce qui pouvait voyager. Piloter était son affaire ; même si cela dépassait son entendement. Il avait un don pour tout ce qui touchait à la navigation comme certains comprenaient la subtilité de quelques vers de poésie sans avoir eu besoin de l'étudier à l'école. Il était né ainsi et ne pouvait blâmer ni remercier quiconque.
     L'habitacle se para de rouge : signe que la rencontre avec la station était imminente.
     À l'extérieur, le ballet stellaire se produisait, sans répit : le seul spectacle dans tout le cosmos qui n'eut besoin d'aucune répétition et qui ne donnerait jamais de secondes représentations. Les étoiles tournaient tout autour de la navette, minuscules moucherons fluorescents prisonniers d'une infinie toile faite de néant.
     Enfoncé dans la banquette de la navette – banquette de si mauvaise qualité qu'une barre occupait la partie basse de son dos, annonçant un début de sciatique –, Sid anticipa l'étape qui suivit, enserrant les accoudoirs de ses doigts endoloris par l'effort. Bien qu'ayant participé à des centaines de vols de ce genre, Sid redoutait plus que tout le moment de l'amarrage ; une peur qu'il ne pouvait ni rationaliser et encore moins expliquer.
     Les sas pneumatiques se rejoignirent, scellant une amitié qui ne dépassa pas le temps du déchargement. La navette s'agita une toute dernière fois avant de s'éteindre, plantée dans la station comme le dard d'une guêpe dans la peau d'un enfant turbulent.
     Sid quitta son siège, fourrant les fiches plastiques dans la poche intérieure de sa veste, cherchant du regard la sortie. Une fois le sas franchi, il longea les goulottes de lumière qui courraient au sol, traçant le chemin qui le mènerait à son nouveau chez lui. Les autres voyageurs – des ouvriers bossant dans d'obscures concessions minières disséminées aux quatre coins de la galaxie – se pressaient, se bousculaient pour parvenir à temps jusqu'à leur prochain transporteur, étroite coque de fortune qui les conduirait à l'autre bout du système solaire. Du moins le supposait-il.
     Dans son dos, la navette brisa le lien qui l'unissait à la station et disparut dans la nuit éternelle. À ce moment, Sid envia ce morceau de métal qui fonçait vers la Terre. Oui, ce qu'il pouvait l'envier : car, au moins, il était possible à la navette de retourner d'où elle venait. Mais pas Sid. Cela ne lui avait pas été clairement stipulé durant le briefing, mais il sentait que son voyage serait un aller sans retour.
     Il suivit les faisceaux lumineux, les anneaux d'or fixés à ses oreilles crépitant dans la pénombre, et se retrouva nez à nez avec une immense porte au revêtement bouffé par la corrosion. À droite de la porte brillait une fente ressemblant à un lecteur de carte. Sid jongla un assez long moment avec la quantité de fiches qui était désormais les siennes. Rouge. Bleu. Verte. Jaune. Il y en avait même une où l'on pouvait voir au travers. Laquelle choisir ? Il sonda sa mémoire, recherchant le passage où l'homme lui avait expliqué, en détail, l'utilité de chacune des cartes. Par malheur, c'était cette partie de l'entretien que son esprit avait choisi pour se dérober à ses obligations et changer de cap, acquiesçant durant la conversation comme l'aurait fait un droïde, comme si cela avait été codé dans son protocole.
     Des symboles figuraient sur ces cartes. Des symboles qui lui auraient été précieux si seulement il avait su à quoi ils correspondaient. Mais Sid n'en avait aucun souvenir.
     « Laquelle de ces cartes ouvre cette foutue porte ? », hurla-t-il pour lui-même, tournant et retournant les fiches dans la paume de sa main, éprouvant le plus grand mal à se rappeler de l'échange qu'il avait eu avec ce type. « Et si je les essayais toutes ? proposa-t-il à haute voix, comme pour se rassurer de son choix. Non, fit-il, déçu, il doit y avoir une limite de passage. C'est sûr. »
     Puis il décida de procéder par élimination. La carte devait être présentée à l'intérieur de la fente et non pas à proximité. Il lui suffirait, en toute logique, de comparer la taille de la fente avec celle de la carte. Mais comme un fait exprès, la largeur des cartes était identique ; pour l'ensemble des fiches. « Les présenter une fois seulement ne me ferait pas courir un grand risque, fit-il, tâtonnant. Après tout... »
     Sid ouvrit les jeux de cartes plastiques à la manière d'un éventail comme durant une partie de belote et les passa une à une devant le lecteur. La porte ne se déverrouilla qu'au bout de la douzième, celle recouverte d'un halo couleur crème et il songea intérieurement : même au Paradis il faut montrer patte blanche.
     Un peu de rouille se dispersa dans l'air lorsque la porte s'ouvrit en gémissant et il put embarquer à bord du vaisseau-cargo, endossant pour une période indéterminée, le grade de capitaine de navire spatial.
     Le tour du propriétaire fut assez rapide puisque comme on le lui avait dit quelques heures auparavant : hormis la cargaison, il était seul à bord du navire. Pas de robot-mécano. Pas de timonier. Pas de robot-cuistot. Qu'il s'agisse d'humain ou de synthétique, il n'y avait rien ni personne à bord de ce rafiot. Sid était seul. Il allait devoir tout gérer lui-même. Pas moyen de déléguer.
     Aucune voix féminine ne se présenta à lui lorsqu'il gagna le pont. Aucune IA ne l'interpella par son prénom pour le mettre au jus du carburant restant dans les cuves ou de ce qu'il y aurait au menu une fois les moteurs lancés. Rien. Mais alors ce qui s'appelle absolument rien.
     Les couloirs n'étaient que partiellement éclairés ; quand ils n'étaient pas dépourvus de lumière. Bien sûr le vaisseau-cargo n'avait rien d'un croiseur stellaire ni même d'une corvette galactique. Même si ce n'était pas le palace du sultan, Sid finirait par s'y sentir comme chez lui à la longue et c'est tout ce qui importait en réalité.
     Il s'enquit des différentes soutes, de l'ensemble des compartiments dont il aurait la charge, vérifia les conteneurs de carburant et contrôla les instruments à sa disposition. Tout était « vert ». Il envoya ses codes de vol à la station et entama sa manœuvre, non sans un certain doigté, pour s'extraire de son emplacement ; l'agent de contrôle n'apercevant que tardivement la toute fin du nom du navire – « SIRE » disparaissant de son champ de vision.
     Plein gaz. Direction : Cap Harris, la première station de ravitaillement. Jusqu'à son prochain arrêt, Sid aurait tout le loisir d'approfondir ses connaissances concernant le lieu où il se rendait.

2

     Le chemin vous semblera interminable jusqu'au Cap Harris. Mais ensuite, tout devrait rouler.

     Alors que les pilotes les plus chevronnés n'avaient qu'une crainte lorsqu'ils entamaient leur périple extrasolaire – à savoir : traverser la ceinture d'astéroïdes – Sid n'avait qu'une seule et unique chose à déplorer : cette incroyable lenteur qui ralentissait son départ du système solaire. Même en poussant le navire dans ses derniers retranchements, ses réacteurs réglés si fort qu'ils auraient pu embraser le cosmos tout entier, celui-ci paraissait faire du surplace. Sid dut tout de même s'y résigner et continua jusqu'au Cap en pilotage automatique ; réduisant de manière importante sa consommation énergétique.
     Le dernier occupant avait cru bon de laisser dans la mémoire de l'ordinateur de bord une sélection musicale des plus singulières. Alors qu'il consultait son itinéraire sur les cartes stellaires, Sid choisit quelques morceaux, en fonction de leur titre (cela allait de soi), et se laissa bercer par la douce voix d'Eddie Vedder qui interprétait Rise ; une chanson qu'il avait déjà entendue et qui semblait surgir tout droit de son passé. Et tandis qu'il se perdait au beau milieu de tous ces corps célestes aux coordonnées presque infinies, Sid se surprit à rêvasser ; alors que ce n'était aucunement dans ses habitudes. Il se voyait à la barre d'un bateau de pêche, se démenant pour que son embarcation ne chavire pas, en prise avec une mer des plus agitée. Furieuse. Et cette vision ne l'effraya pas. Non. Elle lui parut même d'une cohérence féroce. Comme si, se rêver maître d'un autre navire – terrestre cette fois – était tout à fait normal ; même si l'époque paraissait lointaine.
     Au-dessus de lui, crachotées par les vieux haut-parleurs, les paroles que chantait Vedder traversèrent son esprit comme une flèche transperce une pomme :

I'm gonna rise up
Find my direction magnetically.

     Cet ensemble de pensées, de sons, trouva en lui une profonde résonance. Comme si l'univers cherchait à imposer quelque chose à son esprit. Comme si on cherchait à lui faire comprendre, prendre conscience d'une vérité essentielle.
     C'est à ce moment, alors que l'épiphanie semblait proche, prête à éclater, que des voyants clignotèrent sur le tableau de bord, signalant une brusque perte de température dans la zone du convoi.
     Il emprunta l'échelle de métal à toute vitesse et arriva dans la coursive principale. Longeant les murs, obligé de se mouvoir penché tant les couloirs étaient bas, Sid se dépêcha au-devant du problème non sans appréhension. Car lorsqu'il y avait chute de température, il y avait de grandes chances pour qu'une brèche dans la coque en soit l'origine. Et un trou, aussi petit soit-il, si loin du Cap Harris se révélerait alors désastreux pour la suite de l'entreprise. Sid s'arrêta devant la porte de la soute contenant la cargaison : car c'est de cet endroit que provenait le problème. La porte coulissa et il put voir de ses yeux la mystérieuse cargaison qu'il était amené à convoyer sous bonne garde.
     Au centre de la pièce avait été dressée une longue table en ferraille ; autre élément du navire à ne pas avoir été épargné par la corrosion. Sur celle-ci étaient disposées six boîtes de métal, intactes. La pièce balayée de longs rayons écarlates, fouettant les objets qu'ils pouvaient rencontrer, baignait dans une atmosphère de fin du monde. Sid s'avança jusqu'au centre de la pièce, à quelque chose comme un mètre de la table. Tout autour de lui, des leviers, des manettes, des panneaux de commandes pris dans un cadre rayé fait de noir et de jaune. Des couleurs propres à l'éloignement, à la mise en garde.
     Après un examen rapide, Sid conclut que la pièce ne souffrait d'aucune perte de pression. Car dans pareil cas, les murs se seraient alors entièrement recouverts d'une épaisse couche de glace ; et d'ailleurs l'ouverture de la porte aurait été impossible. Il leva la tête vers le plafond et annonça d'un ton calme : « fin de l'alerte. » Son ordre fut suivi d'un long bip et la pièce retrouva son éclairage habituel. L'IA fonctionnait encore après tout. Un coup d’œil aux différents panneaux de commandes conforta Sid dans l'idée qu'il s'était fait à la seconde où il posa le pied à bord du vaisseau : le vieux briscard devenait maboul. Pas étonnant vu l'état de délabrement de l'appareillage et du système tout entier. Un miracle que la carlingue tienne encore le choc après tout ce temps.
     Le cadran indiquait pourtant une température négative. Sid tapota la plaque lumineuse et les chiffres changèrent le temps d'un clin d’œil : passant de +23°C à -17°C avant de grimper à nouveau jusqu'à une température plus clémente. Pourtant, il pouvait ressentir ce « froid » qui engourdissait l'extrémité de ses membres et le piquait jusque dans sa moelle ; et ce n'était pas qu'une image, il sentait son squelette s'envelopper d'une fine croûte de métal glacial. Il approcha une main hésitante de l'un des murs de la pièce et se rendit compte que l'apparente fraîcheur n'émanait pas des parois, mais d'un point plus proche de lui. En vérité droit devant lui. Un simple passage au-dessus du monticule de boîtes, suffit à sa main pour se faire attaquer par la froidure, mordant dans sa chair tendre comme l'aurait fait un animal affamé. Et la voix de Johnny Cash, soufflée d'outre-tombe par les enceintes suspendues au plafond :

There ain't no grave
To hold my body down.

     De retour sur le pont, Sid regarda par les larges vitres disséminées tout autour de la cabine de contrôle : le Black Desire se dérobait à la vue de Pluton, hostile planète glacée, seule témoin de sa fuite.
     Jusqu'au Cap, les alertes fictives se multiplièrent.

3

     Vous risquez de ne pas vous sentir dans votre assiette, certain jour. Il ne faudra pas paniquer. C'est une sensation commune qui est appelée le « mal de l'espace ». N'en tenez pas compte.
    
     Cap Harris se dessinait droit devant, station standard perdue au beau milieu de la Voie Lactée, infime morceau de civilisation isolée de tout. « Le type qui bosse ici doit avoir la paix. C'est sûr ! », fit-il alors qu'il amorçait l'amarrage, chassant de son esprit toute pensée angoissante. Du moins, il s'efforçait de les chasser. Au cours de son voyage, des stations comme Harris allaient devenir courantes. Et bientôt, il n'y ferait plus vraiment attention, patientant dans le carré visiteur que le plein de carburant se finisse. Ce n'est qu'après Alskaa – à environ un parsec et demi de sa position actuelle – qu'il  se rendra compte de la forme particulière de ces stations : une silhouette qui rappelait celle d'une immense étoile de mer où les navires se logeaient dans des alcôves perpendiculaires aux bras de l'étoile. Une fois ancré, le navire donnait cette impression de chute dans le « vide » intersidéral.
     « Black Desire. Veuillez donner vos codes de vol, je vous prie, résonna une voix dans le haut-parleur.
     Sid fit mine de chercher la liste contenant les précieux codes, tentant de faire enrager le type qui se trouvait de l'autre côté du spatiocom.
    Je... je les ais. Une minute.
     Aucune réponse.
    Voilà. Je viens de mettre la main d'ssus. Ouf ! fit-il, singeant le soulagement.
     Toujours rien de la part de Harris.
    Et ben, vous ne devez pas beaucoup vous marrer dans votre p'tite boîte. Ah !
     Son rire gras retentit avec fureur. Il s'éclaircit la voix et ajouta :
    Bon. Euh... PEHM/66.R.7.1-TB.
    Codes validés. Rendez-vous au sas. La porte s'ouvrira à votre venue.
    Bien », dit-il, échaudé.
     Au-delà du sas d'entrée, Sid suivit la coursive baignée de lumière jusqu'à un carré accueillant et désert. Pas le moindre voyageur pour lui tenir compagnie. Il prit place sur un siège pivotant et s'amusa à décrire des cercles avec celui-ci, accélérant la cadence par moments avant de s'arrêter brusquement, tentant de provoquer un semblant de vertige ou de sensation de tournis. C'est que les voyages spatiaux n'offraient que peu de distraction. En tout cas à bord du Black, Sid n'en avait aucune.
     Alors qu'il constatait que son geste n'avait eu aucun effet, une voix s'adressa à lui : le remplissage du carburant ainsi que les diverses réparations sur votre vaisseau prendront un moment. « C'est bien ma veine ça ! », fit-il pour lui-même. La voix reprit, sur le même ton monocorde, ne trahissant pas la moindre émotion : des boissons fraîches ainsi qu'une collation vous seront servies à la cafétéria si vous en éprouvez le besoin. Pour vous y rendre, suivez les leds bleues. Les toilettes se trouvent au bout du chemin décrit par les leds vertes.
     Sid se leva du siège et chercha d'où pouvait bien provenir cette voix. N'y avait-il aucun agent humain en activité à bord de cette station ? « Hé ! lança-t-il un peu dans toutes les directions, ne sachant pas très bien il devait parler. J'ai un problème avec mon détecteur de chaleur. Dans ma soute principale. Là où se trouve mon chargement. Vous serait-il possible de...» Et la voix de le couper au milieu de sa question : pour toutes réclamations, veuillez en référer à l'agent compétent. Pour cela, suivez les leds orange. « Foutue boîte de ferraille mal réglée ! », grommela-t-il dans sa barbe. Il emprunta la voie balisée d'orange, le rayonnement azur d'une étoile toute proche filtrant par les hublots rectangulaires de la coursive et le frappant en plein dos. Sid trouva l'agent en question qui n'était rien d'autre qu'une machine : enregistrant simplement la demande. La boîte de conserve allait-elle trouver le nœud du problème ? Là était la question. Sid n'accordait que peu de confiance à autrui ; surtout les machines. Cela n'avait rien à voir avec une quelconque forme de racisme, loin de là car par le passé, elles lui avaient simplifié l'existence. Il ne croyait tout simplement pas à des capacités qui n'étaient pas les siennes.
     Il rejoignit le carré des visiteurs et patienta. Patienta. Sans montre à son poignet ni écran dans la pièce, il lui était impossible de déterminer le temps passé à attendre sur ce siège que tout soit enfin terminé. Sid regagna le bord du Black Desire sans même une explication. Le plein de carburant avait été fait. Quant aux réparations... Pas un mot là-dessus de la part de la voix qui se contenta d'un cordial « bon voyage ».
     Bien calé dans son fauteuil de bord, son regard passant des témoins de contrôle à la carte stellaire qui dévoilait, petit à petit, son parcours de vol, Sid se demandait s'il n'avait pas présumé de ses forces. Il avait roulé sa bosse, c'était certain. Mais ce voyage là allait lui donner pas mal de surprises. Il en était convaincu.
     Après s'être délivré du Cap Harris, la puissance de ses réacteurs réglés à minima, le Black Desire mit le cap en direction de l'étoile Aldébaran dans la constellation du Taureau. Douze stations étaient notées sur le chemin qu'il allait emprunter. La dernière était située plus loin que les précédentes – la fameuse Alskaa – et cette partie du voyage serait alors assez délicate à gérer en raison du carburant que le vaisseau allait devoir consommer pour parvenir jusqu'à ce point. Mais Sid aurait tout le temps d'y songer. Pour le moment, il gardait un œil sur la température de sa soute principale. Et il ne semblait y avoir aucun souci.
     Depuis le début de son aventure galactique, Sid ne s'était pas couché, pas même assoupi. Sa couchette désespérément vide. Il avait du piquer du nez une, peut-être même deux fois alors qu'il se trouvait dans son fauteuil, mais guère plus. Et pour la nourriture, il n'y avait pas grand-chose à en dire hormis qu'un robot-cuistot lui aurait été superflu. Sid n'avait ni faim, ni sommeil. C'est d'ailleurs ce qui figurait sur son journal de bord. Bien sûr, il n'était pas très bien tenu. Il lui arrivait d'oublier de noter les choses qui se passaient ; si tant est qu'il se passait quelque chose à bord du Black.
     Sur sa route, Sid n'avait pas croisé de bâtiment ; de quelque classe que ce soit. Sa radio n'avait intercepté aucune communication. Pas même d'appel de détresse. Le néant. C'est pour cette raison qu'au bout d'un certain temps, Sid s'était cru seul dans le cosmos.
     Il n'y avait pas âme qui vive. Nulle part.
     Dans l'espace, le temps ne s'écoule pas comme sur Terre. Il n'y a pas vraiment de « jour » et de « nuit ». Le voyageur doit instaurer une sorte de routine fictive afin de s'organiser tout au long de sa « journée ». C'est d'ailleurs dans ces moments-là que des désordres mentaux surviennent la plupart du temps. Sid ne prêtait pas attention à ces fausses recommandations : il agissait comme il l'avait toujours fait, n'obéissant qu'à lui seul, se fiant à son propre jugement.
     L'ensemble de ses vérifications terminées, Sid laissait le vaisseau en pilotage autoguidé ; en vérité, il le laissait enclenché tout le temps. Puis, il prenait un peu de temps pour se balader. Ce n'était pas un bâtiment énorme et le tour était vite fait, mais il aimait parcourir les couloirs, attentif à la voix de son navire. Sid pensait l'entendre parler. Parfois. Lorsque loin derrière le grondement des machines et du roulis des pompes, le murmure céleste rencontrait la carlingue du Black et que débutait cette sourde mélopée – qui selon les bruits qui courraient dans les stations de transit, n'avait jamais cessé depuis le commencement des temps. Oui, il appréciait ces promenades rien que pour cela. C'est d'ailleurs après l'une d'elles que Sid sentit un changement.
     Deux stations au-delà de Harris, le vaisseau traversa un amas stellaire : cohorte d'étoiles collées les unes aux autres comme une poudre étincelante dispersée dans le vent. Les vitres donnant sur l'extérieur s'opacifièrent au contact des rayons aveuglants qui sévissaient tout autour et le Black poursuivit sa route dans une obscurité quasi totale ; en dépit de la lumière dispensée par les consoles. Sid remontait un long couloir, s'orientant uniquement grâce à son ouïe, lorsqu'il aperçut son reflet sur une surface vitrée. Il reconnut son anneau d'or toujours accroché à son oreille ainsi que sa barbe qui lui allongeait le visage en raison de sa longueur ; le faisant ressembler à un vieillard. Mais ce n'était pas tant cette affreuse figure malade que le gonflement qui déformait sa lèvre inférieure ainsi qu'une partie de son menton qui l'avait fait sursauter. En effet, sa bouche paraissait imiter une moue boudeuse. Cette disgrâce faciale avait tout l'air d'une piqûre de moustique ; ou d'une allergie alimentaire à la rigueur. Mais Sid n'avait rien avalé jusqu'ici. Cette hypothèse pouvait donc être écartée. Restait la piste du moustique. Pour en avoir le cœur net, Sid allait devoir explorer la dernière probabilité. « Éfidemment, il n'y aucume inpirmerie fur ce butain de gargo ! », hurla-t-il, s'exprimant avec difficulté. Non, le Black était dépourvu de poste d'infirmerie. Il n'y avait même aucun robot-doc. Sid allait devoir se débrouiller seul.
     De retour dans son fauteuil, il cala la mallette d’aluminium – qu'il trouva dans un recoin du vaisseau –  sur ses cuisses et déverrouilla l'objet d'un simple mouvement du pouce. L'objet se déplia au ralenti, comme grippé : une surface vitrée se redressa en oblique par rapport au second panneau plat et lisse qui garda sa position horizontale. Un disque vert y palpitait. Sid l'effleura. La surface vitrée s'anima et une flopée de touches circulaires s'illumina. Une suite de fenêtres de démarrage se succéda sur l'écran avant de se figer sur une page de présentation. L'interface de la valise médicale ne semblait pas très complexe. Et tandis qu'il perçait le système d'exploitation, Sid sentit ses gencives le lancer comme après s'être fortement brossé les dents, dérapant par moment sur la chair molle. Ses battements cardiaques remontèrent jusqu'à son crâne et la douleur s'accrut sans crier gare : la rendant difficilement supportable. À l'aide de deux doigts, Sid se massa les gencives et de l'autre main nota ses « symptômes » dans une ligne de recherche et attendit qu'arrive le résultat.
     La machine grommela. Le système passa en revue l'ensemble de ses données lorsqu'une goutte de sang explosa non loin du pavé numérique. Sid porta une main à son nez et lorsqu'il l'examina, ses doigts avaient pris une vilaine teinte écarlate.
     Un bip l'avertit que la recherche venait de toucher à sa fin. Et tout en retirant une incisive de sa bouche douloureuse, Sid déchiffra péniblement ce qu'affichait l'écran. Ce n'était pas concevable.
     Il s'affala dans son fauteuil, cassé par une fatigue soudaine. Dans son dos, la mallette affichait : SCORBUT.

4

     Un voyage de ce type peut mettre vos nerfs à rude épreuve. Une trop longue exposition à une solitude forcée risque de vous faire perdre les pédales. Par moment, il vous semblera entendre des voix. Des voix de personnes que vous connaissez. Ignorez-les. Cela vaudra mieux pour vous.

     Sid essaya de se calmer en se focalisant sur le ronronnement cyclique des réacteurs, étendu dans son fauteuil, sa bouche allégée de trois autres dents. Il se redressa avec précaution, la tête comme prise dans un étau et referma la mallette sans même prendre le temps de l'éteindre. « Ne Schcormut ! Foupa ticouner gnon pu », psalmodia-t-il, expulsant deux calculs par sa bouche. Calculs qui n'étaient rien de moins que deux molaires.
     Sid n'avait pas tort. Le scorbut faisait partie des maladies éradiquées depuis la fin du XXIe et se répandait autrefois sur les bateaux de pêche ; jamais à bord de vaisseaux spatiaux. Il n'y avait pas de raison qu'il contracte une telle infection et surtout aussi loin de la Terre. Non. Cela n'avait pas de sens.
     Quittant son fauteuil, il fit quelques pas et ne dépassa pas les consoles, sa tête prise de vertiges. Puis le Black Desire accéléra sans raison. Dans sa chute, Sid percuta le fauteuil – la mallette médicale se fracassant sur le sol grillagé – avant de s'échouer non loin de l'échelle, la nuque en partie dans le vide. Et pour la première fois, le capitaine abandonna la barre, son navire en proie à l'inconnu.

*

     À son réveil, d'autres dents avaient foutu le camp – qu'il avait failli avaler en reprenant sa respiration – et les mots qui sortaient de sa bouche étaient incompréhensibles. Il s'était écoulé un temps infini avant que Sid ne reprenne conscience, c'est cette impression que lui avait laissé son évanouissement.
     Une vive lumière rouge habitait le pont principal et une sirène stridente emplissait tout le navire : les alertes fantômes avaient repris. Un bref coup d’œil en direction de la proue du bâtiment et il vit une gigantesque sphère briller d'un éclat maladif, un avant-goût de l'enfer. Sur ce disque apparaissaient les contours d'Alskaa et c'est dans cet état de confusion que Sid remarqua la structure étoilée.
     Les écrans de contrôle annonçaient que le Black se rapprochait de l'étoile Aldébaran. Impensable ! Il n'avait pas sombré si longtemps ; et même en dépit de ce que lui dictaient ses sens. Si tel était le cas, cela voulait dire qu'il ne s'était pas arrêté aux autres stations. Le vaisseau avait dérivé, par Dieu sait quel miracle, et avait échoué ici dans cet autre quelque part. Ça paraissait trop beau pour être vrai. À moins que quelqu'un se soit chargé des ravitaillements. Auquel cas, le ou la personne était encore à bord.
     Mais il délaissa vite cette idée : car dans le coin d'un écran de contrôle, il remarqua le symbole d'une jauge. Une jauge vide. Le vaisseau dérivait. Il n'y avait pas de doute possible. Ce qui signifiait que l'alerte provenait bien de la soute et qu'il allait à nouveau devoir s'y rendre.
     Descendre lui prit un temps fou. Son état fébrile rendit son équilibre plus que précaire. Ses gencives se mirent à saigner, après le second échelon, et sa bouche s'emplit d'un mélange de salive et de sang qui l'obligeait à cracher. Il progressait dans un brouillard sanglant créé de toutes pièces par son esprit. La taille du navire ne lui semblait plus si anodine à présent : effectuer un pas lui prenait une éternité. Quatre ongles de sa main droite sautèrent lorsqu'il se réceptionna, non sans maladresse, au bas de l'échelle. La traversée des différentes coursives ne se fit pas sans embûches et lorsque la porte de la soute principale se profila à l'horizon, Sid n'avait plus de dent ni d'ongle, sa silhouette voutée semblable à celle d'un grabataire. Il prit appui là où il le pouvait, ses forces se dérobant peu à peu lorsqu'il pensa discerner un appel de l'autre côté de la porte. Dans la soute principale.
     Capitaine ?
     La perte de tout ce sang.
     Hé par ici !
     Sa tête le faisait souffrir.
     Aidez-nous !
     Sa tête lui jouait des tours.
     S'il vous plaît, ne nous laissez pas !
     Comme on le lui avait dit.
     Hé capitaine ! On se les gèle.
     Non. Non. Ça frisait le délire.
     Ouais, soyez pas comme ça. Venez nous tenir chaud. C'est que ça caille ici !
     Sid se remit debout, apposant ses mains ensanglantées sur la porte. Il parvint à se maintenir droit, calant ses pieds pour ne pas glisser et ouvrit la porte de la soute, n’appréhendant plus vraiment ce qui se trouvait de l'autre côté.
     Le souffle frigorifique enfermé dans la pièce s'échappa comme un assassin poursuivi par la police, forçant Sid à se cramponner. Il rentra dans la soute et ses yeux se posèrent d'instinct sur les six boîtes.
     Ho hé ! Du bateau !
     Elles n'avaient pas bougé contrairement au reste de la soute qui semblait avoir terriblement souffert.
     Qu'est-ce que vous attendez ?
     Les murs étaient emprisonnés dans une épaisse gangue de glace à la robe anisée. Tout comme le sol.
     Vous comptez nous laisser crever ?
     Malgré son infirmité grandissante, Sid pénétra dans la pièce, prenant soin d'enjamber le tapis gelé dont l'épaisseur semblait moins importante du côté de la porte. Un disque de décongélation se dessinait dans un rayon de deux mètres autour de la table de métal, autour des boîtes. Comme si le monticule de boîtes était l'épicentre du phénomène : les immunisant en quelque sorte.
     Le Black Desire continuait de se perdre dans l'espace, tournoyant à proximité d'Aldébaran. Tout à coup, le navire se mit à trembler. Avait-il heurté un morceau de météorite ou les débris d'un navire abandonné ? La question subsistait. Et Sid glissa sur le sol détrempé, percutant la table à hauteur de hanche avant de s'y allonger, transit de douleur.
     Les voix se firent plus rageuses, plus vindicatives.
     Ha ! Ha !
     Yaup ! Les mecs, c'est l'capitaine que v'là !
     Pourquoi ?
     Hein ? Pourquoi salopard ?
     Pourquoi t'as rien fait ? Ordure !
     Ravi qu'tu viennes nous rendre visite, enfoiré ! Tu vas pouvoir apprécier notre charmante hospitalité.
     On n'a pas fait l'ménage. 'scusez ! Ha !
     Sid tenta de se reprendre, mais entre le froid, l'humidité et le sang qui rendait tout ce qu'il touchait poisseux et glissant, il ne put que se renverser et heurter le sol avec force. Une fois sur son séant, il constata avec horreur que, non seulement, les boîtes avaient quitté leur perchoir, mais qu'elles s'étaient répandues sur la gangue glaciale. Le vaisseau tangua de nouveau et Sid roula sur lui-même avant de s'étendre, éreinté, dans le contenu des boîtes, sorte de liquide brunâtre à l'odeur plus que douteuse. Il tenta de se nettoyer en se frottant le visage et les mains, mais il ne fit que s'en tartiner davantage.
     Haaaaaaaaaa ! C'est là qu'on va s'marrer les copains !
     Alors qu'il se démenait avec cette mélasse malodorante, la glace se mit à fondre et le niveau d'eau monta rapidement. Épuisé à force de repousser les assauts malveillants des boîtes, Sid se laissa emporter et sombra sans combattre.

*

     Il rouvrit les yeux, assis dans son fauteuil. Sa cabine ballottait de droite à gauche et son cœur qui se soulevait. La première chose qui l'intrigua fut ses mains : car ses ongles étaient revenus. Du bout de la langue, il caressa ses gencives qu'il pensait tuméfiées. Mais en lieu et place du vide ses dents avaient refait leur apparition.
     Plus étrange encore, cette lumière crue qui venait du dehors. De l'autre côté de ces vitres embuées. Cet extérieur qui ne pouvait pas être puisqu'il se trouvait dans l'espace.
     Grosse erreur. Le vaisseau dont Sid avait désormais les commandes était un navire de pêche : un chalutier voguant sur une mer déchainée. Un bateau en proie aux caprices de Mère Nature car, en plus des vagues aux allures de gueules démesurées, le ciel revêtait son habit hivernal : de lourds flocons laiteux tombaient en abondance sur le pont.
     Sur ce même pont s'affairaient cinq hommes emmitouflés dans d'épais cirés rouges : manipulant d'énormes casiers grillagés à l'intérieur desquels étaient accrochés des appâts. L'un d'eux noua un cordage au casier avant de lancer la bouée orange qui se trouvait à son extrémité. Ils continuèrent leur besogne sans le moindre temps mort. Déchargeant les « pièges » dans la mer qui les cernait de toutes parts, leurs gestes exécutés avec foi et conviction. En fin de compte, ces types n'avaient pas tellement le choix : balancer des casiers pour attraper le maximum de prise était pour eux leur seul moyen de mettre du pain sur la table.
     Le plus petit des cirés se retourna une fois la cage avalée par les flots. Il lança son regard bleu acier au capitaine enfermé dans sa cabine. Un regard que Sid put difficilement soutenir ; pourtant atténué par la neige qui tombait dru. Un regard dans lequel on pouvait revivre toutes les saisons accomplies à ramener du crabe – par tous les temps possibles et imaginables et ce même avec une fièvre de cheval et les genoux en vrac – depuis qu'il avait voulu embrasser cette carrière. Un regard dilué dans des litres et des litres d'alcool.
     Contre toute attente, ils se tenaient tous là à braver la tempête que l'on annonçait meurtrière, se dépêchant de décharger le maximum de casier avant la nuit qui s'abattait vite en mer de Béring. Non, ces types n'avaient peur de rien.
     Pour tout dire, Sid avait le mauvais rôle dans cette histoire. Pour la simple et bonne raison que ces gars se gelaient le cul dehors et que lui restait bien eu chaud dans son perchoir. Mais il ne fallait tout de même pas oublier que s'ils remontaient du crabe royal demain, ce serait grâce à lui. Déterminer le meilleur endroit pour pêcher était une science exacte : Sid n'avait pas le droit à l'erreur. Si jamais il venait à se mettre dedans, il condamnait également son équipage ainsi que leurs femmes et leurs enfants. Et cela il ne pouvait pas se le permettre.
     Après le dernier casier, l'équipage se retrouva pour dîner ; sans Sid. Il ne descendit pas aux cuisines et préféra rester dans sa cabine, grillant cigarette sur cigarette, se faisant du mouron à propos du mauvais temps qui, décidément, ne voulait rien entendre et refusait toute embellie.
     Au-dehors, le vent soufflait toujours. La neige n'avait pas cessé. Pire encore, les flocons se multipliaient et de courtes stalactites se formaient le long des pontons de fer. La nuit allait être longue : il allait devoir rester réveillé au cas où, pour ses matelots.
     Trois cents kilomètres au sud, le jour disparaissait derrière les terres enneigées d'Alaska et Sid veillait, son cendrier débordant de mégots et sa cabine rythmée par les bips-bips de son sonar.
     Quarante années passées à la barre du Mauvais Garçon ne l'avaient pas épargné et jusqu'à cette nuit, il n'avait jamais failli. Jamais. Un bref moment d'inattention lui avait suffi pour sceller son destin ainsi que celui de son équipage. Une décision qui le poursuivait encore.
     Harassé par la tâche, Sid n'avait quitté la barre des yeux qu'un court instant. Ses compagnons d'infortune dormaient à poings fermés et à leur réveil, ils se retrouvèrent pris au piège d'une infinie mer de glace. En quarante ans, il ne s'était jamais endormi. Jamais. Il suffit d'une fois.
     Le Mauvais Garçon était censé relever ses paniers et les décharger à Dutch Harbor d'ici après-demain. La saison du crabe des neiges touchait à sa fin et Sid allait toucher le pactole. Mais son karma en avait décidé autrement.
     Son équipage se rendit compte de la catastrophe en même temps et il ne put les empêcher de faire irruption dans sa cabine, prêts à tout casser. Il alla au charbon avec sa phrase fétiche qui l'avait, par le passé, tiré de bon nombre de situations conflictuelles : « Mais bon Dieu de merde, qui c'est l'capitaine sur ce putain de rafiot, hein ? »
     Tenter de calmer le jeu ne fut pas une mince affaire. Pris dans la glace, le bateau n'arriverait pas à faire repartir ses moteurs. D'autant que le brise-glace le plus proche était occupé à dégager un autre navire de la flotte. Le sort jouait de malchance. Pour couronner le tout : le fond du stock de vivres était presque visible. Même s'ils en venaient à bouffer les appâts, les membres d'équipage du Mauvais Garçon ne tiendraient pas longtemps. Et s'ils ne mouraient pas de faim, le froid se chargerait d'eux.
     Plusieurs appels à l'aide furent envoyés du Garçon, mais personne ne put leur porter secours.
     Lorsqu'on les découvrit une semaine plus tard, leurs corps givrés, figés dans leur posture de travail, les sauveteurs mirent la main sur le livre de bord. Voici ce qu'écrivit Sid Fisker, feu le capitaine du Mauvais Garçon :
     « Il n'y a rien que je puisse faire pour renverser la tendance. Ce désastre est dû à une extrême négligence. La mienne. Et j'en porte tout le fardeau. Quatre de mes hommes sont morts et le dernier a voulu tenter sa chance sur la mer de glace. Paix à son âme. Étant capitaine du navire, je ne peux me résoudre à quitter mon bâtiment. Mon âme restera pour toujours liée à celle de mon équipage. Qu'il en soit ainsi. »

4 (suite)

     Brusque revirement de situation.
     Sid était bien mort de froid sur son chalutier en mer de Béring, au large de Dutch Harbor mais le scorbut n'avait pas fait de lui une immonde carcasse sans dent et sans ongle.
     La soute n'avait pas été balayée par une puissante lame de fond venue de nulle part. Tout était à sa place. Même les boîtes de métal, disposées avec soin. Au plafond, la musique tournait toujours. S'était-elle seulement arrêtée ? Sid reconnut la chanson d'un vieux groupe de rock américain. Bon Jovi. Et les paroles, aussi curieux que cela paraisse, revêtaient un sens pour lui :

I'd drive all night just to get back home
I'm a cowboy, on a steel horse I ride
I'm wanted, dead or alive

     Une ombre apparut dans un coin de la soute. Petite et au regard bleu acier. Cette ombre fut suivie d'une seconde, immense et vêtue d'une salopette verte. Ces deux ombres furent rejointes par trois autres qui semblaient sortir des parois. L'équipage fantôme du regretté capitaine revenait le hanter à bord du Black Desire. Il avait failli à son devoir et son âme en gardait une trace, même dans le cosmos. Et à mesure que se rapprochaient les ombres, la conversation qu'il avait eue avec ce type étrange, durant cet entretien, lui revint subitement comme la détonation d'une arme à feu :

     Hormis la cargaison, vous serez seul à bord du navire.
     Le chemin vous semblera interminable jusqu'au Cap Harris. Mais ensuite, tout devrait rouler.
     Vous risquez de ne pas vous sentir dans votre assiette, certain jour. Il ne faudra pas paniquer. C'est une sensation commune qui est appelée le « mal de l'espace ». N'en tenez pas compte.
     Un voyage de ce type peut mettre vos nerfs à rude épreuve. Une trop longue exposition à une solitude forcée risque de vous faire perdre les pédales. Par moment, il vous semblera entendre des voix. Des voix de personnes que vous connaissez. Ignorez-les. Cela vaudra mieux pour vous.
     Voici la véritable raison de votre voyage jusqu'à la Nébuleuse du Crabe, dans la Constellation du Taureau : l'endroit où je vous envoie.
     Dans votre vie, vous avez fait, comme un grand nombre d'êtres humains, des bons et des mauvais choix. Mais il en est un, dans votre karma, qui vous poursuivra toujours à moins que vous ne répariez cette faute : c'est d'avoir précipité votre équipage dans une mort atroce. Vous avez failli à votre devoir de capitaine et c'est une erreur qui ne peut s'effacer et se monnaie assez mal.
     Pour vous racheter aux yeux de vos hommes, vous escorterez leurs âmes jusqu'à la Nébuleuse, là où évolue un vivier de crustacés stellaires proches de vos crabes et qui, dit-on, ne tarit jamais. Ainsi vous pourrez poursuivre votre but par-delà la mort et tenir votre parole. Car s'il y a bien une chose qui a de l'importance et qui est une constante dans l'univers, c'est de donner sa parole et de s'y tenir.

     Les ombres flottèrent vers la porte de la soute, la plus petite s'arrêta devant Sid et le dévisagea de ses yeux de bombardier. Dans un faible chuintement, il s'adressa au capitaine en ces termes : « Loué soit le sombre héraut qui est venu porter sa parole afin que vous puissiez tenir la vôtre ».

                                                                                                                                                              FIN.
 


3 commentaires:

  1. Bravo à tous les deux !!!
    C'était chouette, merci pour cet agréable moment.

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  2. Merci à toi Erika pour ton petit commentaire.

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  3. La nouvelle de Jérémy Semet est disponible en numérique (ePub et Kindle) sous le titre "Cosmic Karma" (0,99 € seulement, 40 pages environ), aux éditions Walrus. Le texte est agrémenté de trois illustrations originales de Vianney Carvalho :

    http://store.walrus-books.com/cosmic-karma/

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