"Si l'art n'a pas de patrie, les artistes en ont une." Camille Saint-Saëns

"Un seul rêve est plus puissant qu'un millier de réalités." J.R.R. Tolkien

samedi 15 décembre 2012

Tournoi des Nouvellistes - Huitième de finale n°7 : Morgan Rozier / Caroline Romain



Vous trouverez ci-dessous le planning du tournoi actualisé. Cliquez sur l'image pour l'agrandir.





Pour en savoir plus sur les auteurs, rien de mieux que de se rendre sur leur site / blog / page facebook. 
Pour connaître les adresses, 
rendez-vous à cet endroit.


Scalp est sorti vainqueur du 6ème huitième de finale. Il accède ainsi aux quarts de finale. Félicitations à lui mais aussi à André Dupetit pour son inventivité et l'originalité de sa nouvelle.

Voici à présent les deux nouvelles suivantes du Tournoi des Nouvellistes. Lisez-les et votez ensuite, grâce au module situé tout en bas de cet article, pour votre texte préféré. Vous avez une semaine, jusqu'au vendredi 21 décembre 2012, 23h59, pour voter. Celui qui aura obtenu le plus grand nombre de votes l'emportera et sera qualifié pour le tour suivant tandis que son concurrent sera éliminé.

N'hésitez pas à donner votre avis sur ces nouvelles dans un commentaire, en fin d'article. Les auteurs attendent avec impatience vos retours sur leurs textes, c'est important et constructif pour eux. Pour cela, cliquez sur le titre de l'article pour voir ce dernier en entier et descendez jusqu'en bas. Un espace réservé aux commentaires s'y trouve.

Bonne lecture et bon tournoi à tous !  


Huitième
de finale
n°7



nouvelle n°13
Intersignes
de
Morgan Rozier


Ces premiers souvenirs de bonheur ou de peine,

Par instants on les perd, mais un rien les ramène.

Julien Auguste Pélage Brizeux (1803-1858), Le Bouvreuil.







Le garçon se laissa choir le long du mur, à demi inconscient, et s’écroula par terre comme un sac que l’on lâche. Les autres rirent.


« T’es vraiment une merde, » fit le chef de la petite bande avec mépris.


« Et vous, des lâches, » répliqua l’intéressé avec un calme parfait.


Le chef s’était déjà retourné pour partir, mais la remarque de sa victime ne lui échappa pas. Il fit volte-face.


« Qu’est-ce que t’as dit ? » Le ton était plus lourd de menaces que le ciel d’août.


« La vérité. Que vous étiez tous des lâches.


– Je vois. T’en as pas encore eu assez, apparemment. Allez-y, les gars ! »


Le garçon se recroquevilla, mais deux sbires de l’autre eurent le temps de l’atteindre au ventre avant qu’il ne se protège. Puis une grêle de coups plut sur son dos, ses bras et ses jambes, mais il avait couvert sa tête et son estomac. Il commençait à avoir de bons réflexes. Sur cette réflexion, tout devint noir.

Il le voyait. Lui, le chef. Ses cheveux châtains, ses yeux d’or, le visage structuré autour d’un nez qui, à quinze ans, était déjà bien busqué. Un assez joli garçon. Et il voyait sa gorge. Ouverte. Du sang en coulait, du sang rouge, très rouge, trop rouge…

Il ouvrit les yeux. Le monde était rouge. Les autres, fatigués, avaient cessé de le frapper. Il mit un moment à le réaliser, immobile. L’un d’eux risqua :


« Vous croyez qu’il est mort ?


– C’est lui qui est mort. » murmura le garçon.


« Quoi ? Qu’est-ce qu’il dit, le sauvage ? » lâcha le chef, presque intéressé de voir que son souffre-douleur avait résisté à sa dérouillée.


« Que tu es mort. Que tu vas mourir. Cette nuit, demain peut-être.


– Des menaces ?


– Je n’ai que faire de te menacer. Tu es mort. Mort. »


Puis le garçon marmonna quelque chose que les autres ne comprirent pas, et ne se soucièrent pas de comprendre. Ils avaient dû taper un peu fort, voilà tout. Cette fois, le chef tourna les talons pour de bon et s’éloigna, suivit d’une clique braillant sa victoire. Le garçon attendit qu’ils aient tourné le coin, puis se releva en chancelant, appuyé contre le mur du lycée. Il rectifia son uniforme. Enfin, meurtri, il prit le chemin de sa classe.

Il était arrivé deux mois plus tôt, pour la rentrée, en septembre. Tout l’été, il avait aidé sa famille à la moisson, mais l’instituteur avait été insisté : il avait obtenu d’excellentes notes au brevet, comme au certificat, et s’il voulait sa bourse… Il n’avait pas le choix. Ses parents n’étaient pas aussi bien cultivés que leurs champs, mais ils comprenaient. Ils avaient compris. Et ils l’avaient laissé partir. A Paris.

Sa mère avait dû lui couper les cheveux. Son père avait refusé d’assister à la scène et était sorti dans les champs. Lui, ses cheveux, il les portait à ras depuis qu’il était rentré de la guerre. Il disait qu’il ne pouvait pas faire marche arrière et vivre comme avant. Mais à son fils il les avait laissés longs, parce qu’il ne voulait pas que les tranchées aient tout détruit de lui. Les cheveux longs de son fils, ses boucles brunes attachées en catogan, c’était à ses yeux la preuve que la paix avait eu raison de la guerre. Mais l’instituteur s’était montré formel. Il tolérait les cheveux longs dans sa classe à lui, seulement il était impossible que Yann monte à Paris avec des boucles jusqu’à mi-dos. Le garçon avait un peu pleuré ses cheveux, bien qu’il sût que les couper n’indiquaient pas, dans son cas, un échec. Il était allé jusqu’à la ville avec la charrette de son père, fait ses adieux à ses parents et à sa petite sœur et était monté pour la première fois dans un train sans avoir de billet de retour. Sa sœur… Elle n’aurait pas la même chance que lui, il le savait, dût-elle obtenir des résultats encore meilleurs. Personne ne se souciait d’éduquer les filles. Sa cadette, pourtant, promettait autant que lui.

De Paris, il n’avait rien vu. Un surveillant était venu le chercher en voiture à la gare. Il avait déjà vu des voitures, mais rarement des centaines comme alors dans Paris.

C’était tout. Les portes du Lycée Stanislas s’étaient refermées sur lui et jamais rouvertes

depuis pour le laisser sortir.

Il aurait pu n’y être pas malheureux. Les professeurs étaient brillants et aimables malgré leur sévérité, les cours intenses et complexes. Il se concentrait, travaillait beaucoup. Il voulait, il devait réussir. Jusqu’à présent, il n’avait jamais eu de note qui le fit descendre en deçà de la cinquième place. L’automne était passé, annoncé par la seule couleur du marronnier de la cour, et à présent l’hiver n’était plus loin. Chez lui, il le savait, ses parents récoltaient les pommes du verger et l’on brassait la bière et le cidre. Les vaches seraient bientôt rentrées à l’étable, le cheval de trait à l’écurie avec sa couverture de laine. Il se demanda comment allait le veau de la Duig, qu’il avait laissé avec un mauvais rhume. Son père voulait le laisser taureau, car il était né très vigoureux.


« Jean ? »


La voix du professeur résonnait quelque part dans son cerveau, mais il ne l’entendait que comme dans un rêve. Un rêve dans lequel il s’était rangé avec les autres, où chacun avait pris place derrière son pupitre et sorti son livre de mathématiques.


« Jean ! »


La voix se fit plus forte, mais pas plus réelle. D’autres souvenirs affluaient, lourds et sensibles comme les vagues d’hiver. Sa grand-mère. Elle parle, mais pas en français. En breton, la langue de son foyer, avec ses inflexions chaudes et rugueuses comme du granit au soleil. Une langue qui lui parle de son pays. Sa grand-mère lui explique qu’il a le pouvoir. Qu’il apprendra à le connaître, à l’apprivoiser, mais qu’il ne le maîtrisera jamais. Que c’est là l’affaire de l’Ankou. Qu’il prendra son relais à elle, et qu’elle mourra. Il pleure. « Yannig, Yannig… Bremañ, out bras. » Et non, il ne se sent pas grand, il ne se sent pas prêt. Tout ce qu’il sent, ce sont les larmes qui coulent sans bruit sur ses joues. Il a honte. Un Breton ne pleure pas les morts.

Il tira machinalement son mouchoir de sa poche et se moucha en tentant d’endiguer ses pleurs.


« Jean ! »


Cette fois la voix venait de près, trop près pour paraître un rêve. Il lui sembla que des brumes se déchiraient devant ses yeux et qu’enfin il voyait son professeur de mathématiques, debout face à lui, le visage figé dans une indescriptible expression où se mêlaient la colère, la pitié et l’étonnement.


« Excusez-moi, monsieur, je ne me sens pas très bien.



– Vu votre visage, Jean, je n’en doute pas. Allez vous reposer à l’infirmerie, je passerai après le cours prendre de vos nouvelles, et préviendrai le surveillant de la permanence.



– G… Merci, monsieur. »



Le professeur laissa le garçon ramasser ses affaires et quitter la salle de classe en

faisant tenir les autres tranquilles. Il hasarda un œil sur son élève. L’un des meilleurs, assurément. Et aussi l’un des plus agréables à regarder, avec ses yeux verts, ses cheveux bruns et son teint pâle. Mais parfois, en le dévisageant, il lui trouvait au fond des yeux cette même expression nostalgique qu’il lisait dans les yeux des Juifs allemands qui avaient fui le gouvernement de leur pays et laissait s’insinuer en lui la curieuse impression de n’avoir pas affaire à un compatriote, mais à un étranger. Quantité de petits détails venaient ajouter à cette impression. Par exemple, il ne répondait pas toujours à l’appel de son propre prénom, Jean. D’autres fois, il avait de curieuses illuminations. Un jour, il avait été pris d’un tel accès de tristesse qu’il n’avait rien avalé de la journée et fait un malaise pendant la permanence de 18 heures. Interrogé sur les raisons qui avaient motivé son geste, il répondit que sa tante était morte. Or il n’avait reçu aucune lettre depuis une semaine, mais celle qui arriva trois jours plus tard annonçait effectivement le décès de la tante.

Il se sentit subitement vieux. Il donna à ses élèves une série d’exercices sur la leçon précédente et s’abîma dans le souvenir d’un autre garçon aux yeux verts, qui avait été son fils avant que la grippe espagnole ne l’emporte. Il l’avait vu mourir, lentement, agoniser au fond de son lit pendant des jours sans un médecin pour le soigner. L’armée avait réquisitionné presque tout le corps médical, et lui-même n’avait échappé au recrutement qu’à cause de sa jambe raide. Mais la guerre était finie depuis quinze ans, à présent. A peu près l’âge des élèves qu’il avait en face de lui… Il laissa la surveillance de la classe à l’élève qui avait fini premier au dernier examen et se dirigea vers

L’infirmerie, le long des couloirs à hauts plafonds éclairés de grandes baies vitrées à petits carreaux. L’infirmier n’était pas là, mais il vit Jean allongé sur un lit dans le petit dortoir et alla à lui. Le jeune homme ne dormait pas.


« Ça va mieux, mon garçon ?


– Y… Oui, monsieur Heim. Je vous remercie. »


Le professeur prit une chaise et s’assit au chevet de son élève.


« Dis-moi, Jean, d’où viens-tu ?


– Vous vous moquerez de moi si je vous le dis, monsieur.



– Je te promets de n’en rien faire. Il est idiot de reprocher ses origines ou ses

ancêtres à quelqu’un.


– Je suis breton, monsieur.


– La Bretagne est une belle région, autant qu’il m’en souvienne. Sauvage.


– C’est cela, monsieur. Sauvage. »


Bien qu’il enseignât les mathématiques et non la psychologie, Heim connaissait la nature humaine et il sentit tout ce que signifiait ce mot pour Jean. Bien sûr, il n’entendait des commérages de ses élèves que des murmures incompréhensibles, mais il s’était déjà douté que le garçon servait de souffre-douleur aux autres. Et si Jean était Breton, il en comprenait mieux l’origine. Il se souvenait, lui aussi. C’était quarante ans auparavant, mais il se souvenait des brimades et des coups. De la honte chaque fois qu’il s’égarait à parler dans sa langue maternelle. Des moqueries à chaque expression étrange qu’il utilisait. De la solitude, aussi. De beaucoup de solitude.

Et dans son âme, ces souvenirs étaient gris.


« Monsieur Heim ? »


La voix du garçon le tira de sa rêverie. Il le dévisagea, cet enfant qui était presque un homme, et lui sourit.


« Sais-tu d’où je viens, Jean ?


– Non, monsieur.


– Je suis Alsacien. »


Yann sursauta. Comme le français n’était pas sa langue maternelle, bien des noms lui avaient semblé étranges et si Heim en faisait partie, il n’avait jamais imaginé que ce nom-là ne fût pas français. Pas tout à fait français.


« Friedrich Heim. C’est ainsi que m’appelait ma mère. Ici l’on m’appelle Frédéric Heim. Friedrich, pour eux, sonne allemand. Et ils n’ont pas tord. Comment t’appelait ta mère, Jean ?


– Yann, monsieur. Ou Yannig.


– C’est très joli. Rentreras-tu chez toi, pour la Noël ?


– Non, monsieur. Mes parents n’ont pas d’argent. Je suis boursier.


– Je vois. Repose-toi encore un peu, je retourne auprès de tes camarades. »


Le garçon hocha la tête et ferma les yeux. En quittant l’infirmerie, Heim se demanda ce qu’il l’avait poussé à faire des confidences pareilles à un élève. Mais il n’eut pas à se le cacher longtemps, car il avait pris l’habitude d’être franc avec lui-même.

Ils étaient semblables. Il avait vécu ce que vivait Yann, et Yann vivrait ce qu’il vivait.

Non, Yann ne rentrerait pas en Bretagne une fois ses études terminées : quelque métier qu’il choisisse on l’en empêcherait, comme on l’en avait empêché, lui. Il resterait probablement à Paris, deviendrait un brillant médecin, un excellent professeur… Et il n’y aurait plus rien pour lui ni dans son village, ni même en Bretagne. Il vivrait, comme lui, dans un exil étrange au cœur d’un pays dont il serait considéré comme ressortissant et où lui-même se sentirait étranger.

Et alors ?

Il n’y aurait rien à faire.

Se révolter ?

Ce serait idiot. Comment, avec quelles armes, quels moyens ? Et pour quel motif ? Refuser l’exil dans son propre pays ?

Heim était parvenu à la porte de sa classe. Il la poussa, trouva les élèves plongés dans leurs exercices. Il n’était pas dupe de ce qui avait pu se passer en son absence, mais peu lui importait. Il fit la correction, et la cloche sonna la fin des cours. Les élèves s’envolèrent comme une nuée de moineaux dans la cour. Quelques uns y demeurèrent, internes venus de loin, boursiers pour la plupart. Des garçons comme Yann. Les autres sortirent en se présentant au surveillant et parurent s’évaporer dans les rues. Le garçon aux cheveux châtains en faisait partie. Il longeait, tête baissée, le béret enfoncé sur le crâne comme pour cacher son visage, le trottoir d’une ruelle qui menait chez lui. Il essayait de ne pas y penser, mais il savait qu’il n’y parviendrait pas, et qu’il n’y couperait pas. Une voix dans son dos l’arrêta net.


« Salut, bourgeois. »


Il ne répondit pas, les dents serrées, endiguant du mieux qu’il pouvait ses larmes.


« Et ben alors, on salue plus ses vieux copains ? On n’a plus de langue ? »


Deux rires méchants firent écho à la badinerie de la voix. Au fond de celle-ci couvait des braises menaçantes. Une main large comme un battoir s’abattit sur son épaule et l’obligea à pivoter vers le propriétaire de la voix, tandis que sa jumelle attrapait son menton et le lui levait de force. Les yeux dorés du garçon se levèrent vers un visage grimaçant, hâlé, carré comme une cour de ferme et au moins aussi bosselé. Il était encerclé par trois jeunes gens d’une bonne vingtaine d’années, aux carrures de dockers et aux poings de boxers.


« Alors, t’as ramené un petit cadeau à ton grand frère, bourgeois ?


– J’ai rien, Pierrot. Mon père m’a surpris en train de fouiller son portefeuille, j’ai rien pu prendre.


– T’as rien pu prendre ? Un petit bourge comme toi ? J’aime pas que tu te moques de moi, petit frère.


– Mais c’est vrai !


– M’est avis que tu mens. Jeannot, Hugo, vous en pensez quoi ?


– Comme toi, Pierrot. Il ment, le bourge. Il veut plus partager avec ses frangins. Et c’est pas gentil.


– Oh, non, pas gentil du tout. Alors, bourgeois, l’argent ?


– Mais je l’ai pas, Pierrot ! Je te le jure ! »


Un couteau surgit de nulle part dans la main du dénommé Pierrot. Il plaqua le garçon contre lui et lui plaça la lame sur la gorge. 


« Allons, bourgeois, tu ne vas pas me décevoir, tout de même ? Tu ne vas pas m’obliger à faire quelque chose d’aussi moche ?


– Non, non, Pierrot, je t’en supplie ! Je t’en ramènerai plus demain ! Le triple, si tu veux ! S’il te plaît !


– Bourgeois, tu n’as pas tenu ta promesse aujourd’hui. Pire encore, tu nous a balancés. Pourquoi tiendrais-tu parole demain ? Tu as trahi. Je t’avais prévenu. »

La lame glissa, un jet de sang gicla jusque sur les deux autres hommes. Pierrot lâcha le cadavre, cracha dessus, et la petite clique détala. En un instant, il n’y avait plus rien dans la ruelle.

Yann rêvait de sa grand-mère, bien qu’elle fût morte depuis des années. Il avait à nouveau six ans, les cheveux longs, et se promenait avec elle dans son jardin d’herbes. Elle lui faisait sa leçon de choses à elle, la leçon des choses que l’instituteur n’enseignait pas. Quelles plantes guérissent le rhume, les maux de tête, les douleurs au ventre. Quel vent annonce la pluie et quel la sécheresse. Quels nuages font le beau temps et quels les orages. Quelles baies sont dangereuses. Et quels intersignes l’on reçoit pour la mort de qui.


« Un jour peut-être, tu rencontreras quelqu’un dont tu seras proche sans le savoir. Tu représenteras quelque chose pour lui et lui pour toi, même si vous vous détestez. De celui-là aussi, tu peux avoir l’intersigne. Ne te réjouis pas de sa mort : tu t’apercevras plus tard de ce qu’il t’a donné. »


Le visage de sa grand-mère se brouilla, puis le jardin et il se retrouva dans une ruelle. Il y avait le garçon aux cheveux châtains, la gorge ouverte, sur le trottoir. Il vit une grande forme noire s’approcher, l’ensevelir, puis il se réveilla. Il savait que c’était vrai. Il avait eu l’intersigne. Son tortionnaire était mort. Pourtant il n’en éprouvait ni joie ni peine. Il pensait à sa grand-mère. A son pays. Ses parents et sa sœur lui manquaient. Des larmes roulèrent sur les draps blancs.





« Jean ! Du courrier pour toi ! »


Le surveillant du dortoir était un homme jovial, perle rare parmi les gens de sa fonction, et qui aimait les garçons qu’il veillait. Il porta sa lettre à Jean pendant la récréation du matin, espérant peut-être empêcher ainsi les autres de lui chercher noise. Mais plus personne ne martyrisait Yann depuis deux semaines. Depuis la mort du garçon châtain. Personne n’avait rien dit, pourtant. Tout s’était fait tacitement. Ils l’avaient laissé seul, comme un pestiféré, sans le toucher, sans seulement médire de lui.

Le garçon ouvrit la lettre. Elle était de sa sœur, comme toujours, puisque ses parents ne savaient guère écrire que leur nom. Elle l’avait écrite en breton.



Mon cher frère Yann,


Nous avons reçu ce matin pour toi un billet aller-retour pour les vacances de Noël. Nous ne savons pas qui l’a envoyé, mais la lettre qui l’accompagnait stipulait que ce cadeau récompensait ton courage et tes résultats scolaires. Tu connais sans doute ton bienfaiteur, et nous t’envoyons les billets, mais c’est à toi de choisir si tu refuses une aumône ou si tu acceptes un cadeau.

Maman et Papa vont bien. Le veau de Duig promet d’être un taureau magnifique, et l’instituteur a dit que je devais au moins aller au collège pour avoir mon brevet. Je partirai donc à Kemper en septembre prochain, mais je rentrerai aider nos parents le samedi et le dimanche, ainsi ne seront-ils pas privés de leurs deux enfants d’un seul coup. Tu me manques, Yannig, mais je suis fière de t’avoir pour frère.


Dieu veille sur toi.

Ta petite sœur, Mikela.






nouvelle n°14
La dernière étincelle
de
Caroline Romain




           Depuis des temps si anciens que nul être humain ne peut les comprendre ou même les imaginer, la Magie a fait naître des mondes et des univers et les parcourt comme une onde pour faire exploser la vie ça et là, au hasard...

            Et un jour, c'est sur la Terre que la Magie prit racine. Elle éclata joyeusement comme un millier de bulles de savon et se répandit partout sur la petite planète. Elle creusa les volcans, déchaîna leur feu et fit jaillir l'eau qui recouvrit en grande partie le caillou autrefois stérile. Il plut longtemps, très longtemps, rendant les terres et les eaux fertiles ; et tout devint vert, bleu, air et feu.

            Alors la Magie grandit et prit une nouvelle forme. Elle se différencia en quatre êtres incroyables, dotés de pouvoirs encore plus grands, mais surtout d'une conscience naissante. Ils avaient des pensées, des désirs et des rêves. Chacun avait choisi une tâche et concentrait sa magie dessus, ils étaient l'Eau, le Feu, la Terre et l'Air. Chacun rivalisait de créativité vis-à-vis des autres et rendait chaque jour la Terre plus belle et plus vivante. L'Eau fit naître la vie animale au fond de ses océans… Elle les fit grandir et évoluer jusqu'à ce que la Terre, jalouse, les attire à la surface, puis hors des mers, et les transforme en créatures terrestres. L'Air ne pouvait en rester là, et il attira leur attention vers les cieux et des ailes pour les découvrir. Le Feu, lui, crachait sur la Terre et dans l’Eau, il obscurcissait les cieux, colérique... Mais, au creux de ses volcans, il savait aussi créer de magnifiques gemmes étincelantes.

            Cependant, le plus clair de leur temps, les quatre Elémentalistes admiraient leurs créations et la vie qui prenait ses propres chemins. Ils découvraient de nouveaux sentiments en regardant les animaux naître, grandir, s'aimer, procréer...et donner naissance à la Vie, par eux-mêmes, de leur propre magie. Eux aussi voulurent connaître ce qui semblait être la plus merveilleuse chose qui soit. Ils commencèrent alors à communiquer différemment entre eux. Jusque-là, ils se transmettaient des pensées en connexion directe, sans un mot échangé. Ils se mirent soudain à chuchoter des sons doux et mélodieux portés par les vents et les vagues. Des chants repris par les oiseaux, puis les poissons, et qui rebondissaient sur la Terre, faisant vibrer toutes les créatures. Et de ces mélopées enivrantes naquirent des nouvelles créatures : cent créatures émergeant des eaux et des terres, et même du fond des volcans ou des cieux majestueux. Elles étaient la magie de la nature elle-même, associée à la magie des quatre Elémentalistes, mais aussi à tous leurs rêves, leurs désirs et leurs émotions. Ces êtres nouveaux étaient dotés de grands pouvoirs et de l'immortalité ; ils étaient joyeux et curieux de tout... Ils étaient jeunes et pleins de vie ! Ils firent évoluer à leur tour les créatures primaires, grâce à leur amour débordant de la Vie. Voyant comment leurs disciples étaient doués, les quatre Elémentalistes, fatigués d'avoir tant accompli, s'endormirent... Mais leurs élèves n’étaient pas encore prêts et une longue nuit s'abattit finalement sur la planète... Et de nombreuses espèces primaires ou plus évoluées disparurent.

            Mais la lumière revint peu à peu … Une petite souris frôla une pierre levée bien étrange, et celle-ci prit vie sous ses yeux ébahis. Le premier des cent mages s’était éveillé. Il sentit la chaleur et la lumière sur son tout nouveau corps : il avait deux membres inférieurs, deux membres supérieurs dotés de mains et de doigts qu'il admirait. Il sentait l'herbe fraîche sous ses pieds et la vie grouillait sous sa main quand il frôlait un tronc. Il pouvait sentir tous les parfums de ce Monde renaissant et il était ébloui par les rayons du soleil. Encore une fois, la Magie avait opéré par elle-même : cette Terre voulait vivre et prospérer. Alors, le Mage eut envie de crier sa joie et il se mit à chanter si fort, qu'il réveilla tous les Autres, endormis à travers le Monde. Et tous se retrouvèrent dans la joie et l'allégresse, découvrant leur aspect inédit, ainsi que leurs nouvelles capacités. Une intense ivresse s'empara d'eux face à cet émerveillement et ils dansèrent, rirent et chantèrent encore et encore. La Magie émanait si fort d'eux, qu'un immense éclat de lumière parcourut toute la surface du globe : une vague d'évolution déferlante qui donna naissance à l'Homme !

            Quand les Mages eurent enfin fini de danser et de chanter, ils découvrirent la présence des êtres humains, qui semblaient tant leur ressembler. Ils avaient la même curiosité, la même créativité et une intelligence certaine, sans parler du fait qu'ils étaient à leur image. Les Magiciens devinrent hommes et femmes, elfes, fées, mages ou dieux, parmi les êtres humains. Ils les guidaient, partageaient leur Magie, ils étaient aussi leurs sorciers, leurs chamans... leurs guides pour aimer et respecter ce Monde... Mais ils avaient trop donné à cette espèce trop jeune ! L'Homme, par son arrogance et sa cupidité, choisit de détruire ses Dieux, de brûler ses sorciers et sorcières, de ne plus suivre ses chamans... Il créa de nouveaux Dieux sanguinaires et vengeurs, tout puissants et Il s'érigea en représentant de ces Dieux sur Terre. Il nia la Magie en toute chose. Les civilisations se sont faites et défaites, l'Homme martyrisant son prochain, sous les yeux anéantis des anciens Mages. Certains furent même détruits par ces créatures, pourtant mortelles. Ils ne riaient plus, ne chantaient plus, ne jouaient plus et leur Magie s'amenuisait avec le temps, tant Ils étaient honteux d'avoir, par mégarde, donné vie à de telles créatures et de les avoir rendues si puissantes. Ils s'enfoncèrent au plus profond des forêts, loin des êtres humains, plus proches de la nature et des bêtes que les hommes disaient « sauvages ». Ils se cachèrent dans des lieux mystérieux et magiques, qu'ils dissimulèrent à tout jamais aux yeux des humains, tels Avalon, Ys ou l'Atlantide. Mais une fois passés de l'Autre côté, Ils ne pouvaient en revenir, abandonnant à tout jamais ce Monde où Ils étaient nés.

            Un tout petit nombre est pourtant resté auprès des hommes, espérant malgré tout que cette espèce trouve le bon chemin... Un nombre qui a continué à s'amenuiser au fil des siècles...

            Nous n'étions plus que six ces derniers temps … Si peu !... Et aujourd'hui, je crois qu'il ne reste plus que moi. J'ai senti leurs lumières s'éteindre au cours de ces dernières années. Ont-ils rejoint nos terres immortelles ? Ou ont-ils été détruits par la folie des hommes ?

            Tout ce que je sais, c'est que je ne peux plus rien pour ce Monde, et que je dois garder ce qui me reste de Magie pour ouvrir un « passage »... une dernière fois. J'ai longtemps marché, très longtemps, restant à distance de toute humanité, cherchant un dernier portail magique sur cette Terre trop réaliste... Et un jour, enfin, j'ai senti la Magie vibrer à nouveau en moi, j’ai su alors que je l'avais trouvé ! Me voilà donc au seuil d'une autre dimension. Que trouverai-je de l'autre côté ? Devant ces arbres anciens et majestueux, aux troncs noueux, ces rais de lumière au travers du feuillage dense, cette mousse épaisse à mes pieds et ce chemin clair-obscur, face à cette nature extraordinaire, si petite, je médite un instant...

            Je repense à mon existence si longue ici. Ce sont les petits des hommes qui m'ont retenue plus longtemps. Eux croyaient en nous, en moi, et m'appelaient « fée » dans leurs prières et leurs rêves. Parfois, je pouvais leur apparaître pour leur donner un peu d'espoir, mais ma Magie ne pouvait guère leur apporter plus qu'un instant de fantaisie. Et il y avait tant d'enfants malheureux, meurtris ou perdus, que je ne pouvais pas tous les aider...



            Certains hommes et femmes aussi m'ont retenue : les Artistes, qui voient le Monde avec d'autres yeux... Ceux-là auraient pu changer les choses, car ils savaient que tout pouvait être différent. Ils sentaient notre présence, parce qu’au plus profond de leur être, subsistait une part de la Magie originelle. Ils nous appelaient « Muses »... Et je guidais parfois leurs plumes ou leurs pinceaux. Je leur montrais en rêve des endroits extraordinaires ou des êtres incroyables, venant de la grande mémoire de la Magie universelle... les autres Mondes nés de cette Magie. Tout comme les prières des enfants, les créations des artistes me redonnaient un peu de vie et de joie... Mais aujourd'hui, je suis si lasse ! Alors que nous sommes au 21ème siècle et que le fantastique n'a jamais fait autant recette, la vraie Magie va disparaître. Les hommes y croient sans y croire, et je perds mes forces devant ces peuples si barbares, superficiels et irrespectueux des dons qui leur ont été faits. Une fois cette forêt traversée, ce passage se refermera sur la dernière étincelle de ce qui a donné vie à tout ici bas …

            Alors, une douce mélopée m'enveloppe... Qu'est ce donc ? Chercherais-je encore un prétexte pour retarder mon départ ? Au travers de la brume épaisse qui protège le chemin, je distingue une colline ensoleillée et un gros chêne. Au pied de celui-ci, un jeune homme joue de la harpe. C'est une musique ancienne...Si ancienne !... Elle me rappelle les feux de Beltane, le grand Mage Cernunos et l'amour qui régnait dans ces temps-là... Je sens le feu qui brûle en moi, le vent dans mes longs cheveux noirs, la terre sous mes pieds, et j'entends l'eau qui coule en dessous … Je regarde encore le jeune homme, et je ne peux résister à l'envie de m'approcher de lui. Sous l'apparence d'un papillon, je volette jusqu'à un buisson, à quelques pas de lui. La musique est enivrante et il me rappelle un barde des temps anciens que j'avais un moment aimé : ses longs cheveux dorés, sa barbe naissante et ses grands yeux bleus … Je viens me poser sur son épaule et je sens cette odeur de feuillage humide ; alors je lui chuchote les anciennes paroles de cette balade, qu'il entonne à son tour, accompagné de sa harpe.

            Soudain, la musique cesse et l'homme se lève ! Je m'envole et me pose sur une branche au-dessus de lui.

            « Y a-t’il encore un peu de magie dans ce monde ? Ou sommes-nous tous perdus ? », crie-t’il  alors. « Je voudrais tellement croire encore en quelque chose … Nous en avons tellement besoin !... ». Il tombe à genoux et se met à pleurer...



            Et sur ma branche, je me demande :

            « En vaut-il la peine ? En valent-ils encore la peine ? »

            Je le regarde encore ... et je vois au loin la brume épaisse qui m'appelle...



                                                                       FIN




2 commentaires:

  1. C'est un beau conte pour tous, dans le domaine de la "Fantasy" et de la rèverie celtique avec toujours l'espoir d'un monde meilleur.
    Bon courage en attendant d'autres nouvelles.
    Louis.

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  2. Le texte de Morgan Rozier est intéressant mais il aurait mérité un peu plus de développement pour permettre au lecteur de rentrer dans l'histoire.

    Celui de Caroline Romain est très poétique, mélancolique à souhait. Belle nouvelle.

    RépondreSupprimer

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