"Si l'art n'a pas de patrie, les artistes en ont une." Camille Saint-Saëns

"Un seul rêve est plus puissant qu'un millier de réalités." J.R.R. Tolkien

mercredi 27 mars 2013

Des Nouvelles du Hasard : "Guerre !" (de Pascal Bléval aka Scalp)

Au tour de Pascal Bléval aka Scalp de partager avec nous sa nouvelle du hasard. Elle s'intitule Guerre !

Les éléments imposés qui furent déterminés se trouvent listés après la nouvelle. Cependant, afin de ne pas gâcher le plaisir de la lecture, je vous conseille fortement d'y jeter un œil APRÈS avoir lu le texte.

D'autre part, vous pourrez noter cette nouvelle, tout en bas de cet article. Le style, la qualité d'écriture comptent bien sûr pour la note, mais il faut également juger si le contrat a été rempli : les éléments imposés ont-ils tous été traités convenablement ? 

N'hésitez pas à laisser un commentaire. Merci et bonne lecture !



-oOo-



Guerre !

de Pascal Bléval aka Scalp






« Ouch… »

Réveil difficile. Te moque pas, je suis sûr que ça t‘es déjà arrivé. La barre chauffée au rouge plantée dans la tête, pile-poil entre les deux yeux. Non, plus haut, au niveau du front. Là, tu vois ce que je veux dire, maintenant ? Tu te souviens, hein, tu fais moins le malin, tout à coup. Mais il y a autre chose. Un truc improbable, impossible, stupide. J’ai mal aux cheveux ! C’est chiant et je ne peux pas me gratter, parce que c’est carrément à l’intérieur de la boîte crânienne que ça me démange. Saleté.

La gueule de bois typique, quoi. Celle qui te fait regretter d’avoir enchaîné les verres, et qui te donne envie de noyer tout ça sous un grog bien corsé. Sauf que contrairement à ce qu’on pourrait croire, boire pour oublier qu’on a bu, c’est rarement une bonne idée. Paraîtrait même que c’est à ça qu’on reconnaît les alcoolos. Les vrais, pas ceux du week-end comme toi et moi. Enfin, remarque… Toi, je sais pas, je te connais pas, après tout.

Et puis là, j’avais une excuse. On enterrait la vie de garçon d’un pote, alors c’est pas comme si… ricane pas. C’est pas sympa de pas accompagner un pote, ça se fait pas.

Bref, la cuite d’enfer et le lendemain, la tête de travers.

Ce qui est marrant, c’est que t’existes probablement pas encore. Heureusement pour toi, j’enregistre mes pensées dans ma puce mnémo… ménio… mnique… Truc, là, mémomachin, j’ai jamais pu prononcer ce mot à la con.

Tout ça pour dire que si tu lis ça, c’est que je suis mort, et qu’on a prélevé de ma cervelle gluante la puce dont je viens de te parler. La police de la mémoire fait ça, de temps en temps, pour contrôles post-mortem. Ils le font parfois aussi de notre vivant, cela dit. Moi, Roger Kerain, je suis mort et je le sais pas encore. Déliiiiire.

Ouh là, attends voir, je me rends compte que je suis trop à l’ouest… Depuis quand j’ai une puce dans le crâne ? Je serais au parfum, quand même, je suis pas le foutu président de cette foutue République française pour rien ! Quoi ? C’est quoi ces grands yeux tout ronds ? Ferme la bouche, tu as l’air d’un poisson crevé. Ça te défrise, un président qui cause mal ? Ça me fait toujours cet effet là, de boire. Sinon, y a pas plus urbain que moi. C’est pareil après une anesthésie. Fallait voir la tête des infirmières, après mon opération de l’appendicite, quand j’ai commencé à les insulter et à leur pincer les fesses. Y en a même une qui a essayé de porter plainte, la conne. Elle doit encore être en train de faire la manche du côté de Paris Nord, à l’heure qu’il est. Elle aurait dû savoir qu’on touche pas à un président dans l’exercice de sa fonction. Pourtant, on le dit tout le temps : nul n’est censé ignorer la loi. Et comme la loi, c’est moi… Je vous fais pas un dessin.

Bref.

En tout cas, on l’a bien fêté, le mariage de Luc Serran, mon nouveau ministre de l’intérieur et pote de vingt ans. Mais là, tout de suite, avec la barre qui revient me chatouiller les neurones, c’est beaucoup moins drôle. Je vais pouvoir commencer la journée avec un alka-seltzer ou deux, moi…


*


Lorsque Roger Kerain revient à lui, il n’ouvre pas tout de suite les yeux. La tête lui tourne et ses pensées oscillent, chavirent comme un bateau ivre. Après un long moment, elles finissent par se stabiliser un peu. Juste assez pour que Roger se rende compte qu’il ne reconnaît pas la texture de la couverture sur sa peau. Rugueuse, rêche. Du bout des doigts, il tâte le matelas. Froid comme du métal, mais mou. L’oreiller aussi est bizarre, inhabituel. Roger aime les polochons bien rembourrés, dans lesquels il s’enfonce avec bonheur. Là, ce n’est pas non plus un carré de plomb, mais tout de même.

Après avoir mis un peu d’ordre dans ses pensées, Roger ouvre un œil, puis deux. Il est sur le dos et il contemple quelques instants un plafond blanc, lisse, et qui diffuse sur toute sa surface une douce lumière bleue.

« Merde, j’ai vraiment trop bu, hier soir », grogne Roger en se massant les tempes.

Il s’apprête à se frotter les yeux, mais il arrête son geste au dernier moment, incrédule. Ses doigts sont longs, fins, avec une seule phalange au milieu. Et ils sont gris !

« Oh, purée… Là, mon gars, t’as vraiment déconné à mort… », murmure Roger en regardant autour de lui.

La pièce dans laquelle il se trouve est petite. Quatre murs vierges de toutes décorations, exsudant une lumière bleue. Pas le moindre objet, aucun meuble.

Soudain, des bruits de pas éclatent dans le silence. Une des cloisons de sa prison coulisse sur le côté, révélant une deuxième salle. Un lit en occupe la majeure partie de l’espace. Un homme y est allongé.

Dans un chuintement, une paroi s’efface pour laisser passer une créature de grande taille, à la peau d’un gris immaculé. Elle ne porte pas de vêtements, et semble asexuée. Elle se penche sur l’humain nu et immobile et lui tourne la tête en tous sens, permettant ainsi à Roger de reconnaître le visage de l’endormi.

Merde, mais c’est moi, ça ! Qu’est-ce que vous m’avez fait, bandes de salopards ! tente-t-il de crier, sans y parvenir. Les battements de son cœur s’emballent tandis que l’ET ausculte le corps humain de Roger à l’aide d’un tube émettant des lumières à la couleur changeante.

Pris de panique, Roger essaye de se redresser, mais des lanières se resserrent aussitôt sur ses bras et ses jambes, avant de les plaquer sur le lit. Mais c’est quand il voit sa propre enveloppe charnelle s’agiter puis se redresser que Roger perd vraiment les pédales. Un voile noir l’envahit, l’engloutit, et le rideau tombe, implacable.


*


Mes discussions avec Buck Manba, le président américain, au sujet de l’area 51 et des petits hommes verts m’ont plus perturbé que je ne le croyais possible. Il m'a semblé en voir un de mes propres yeux. Mais c’était forcément un rêve. Ou une mauvaise blague. Ou encore, les derniers effets de ma récente alcoolisation. Au passage, permettez-moi de vous présenter mes plus plates excuses pour la façon déplorable que j’ai eue de m’adresser à vous, hier. Je n’étais pas dans mon état normal. Je me sens beaucoup mieux, à présent. Tel que vous me voyez, je suis allongé, les yeux fermés, occupé à méditer sur cette petite leçon de vie qu’a été mon réveil précédent. L’alcool, c’est le mal. Je vais déposer une proposition de loi en ce sens. Et pendant que j’y pense : il faudra aussi que je répare l’injustice commise à l’encontre de cette pauvre infirmière. Quel était son nom, déjà ? Ah, oui, Sophie Clamand. Pour une fois que je me souviens de ce que j’ai fait sous l’influence de l’alcool… Pratique, cette puce mémorielle. Mais je me demande depuis quand je me la suis fait greffer dans le cerveau. C’était sûrement pendant l’une de mes périodes d’égarement.

Bon, il est temps que je me réagisse. Le devoir m’appelle. Je vois de la lumière à travers mes paupières, il doit donc faire jour.


*


D’une pensée, Roger Klaroutchi désactive sa puce mémorielle. Puis, il ouvre les yeux. Aveuglé par la lumière crue du plafonnier, il referme à demi les paupières. Sa vue est trouble, sous l’effet de l’intense fatigue qui pèse encore sur lui. Il peine à se redresser et à descendre de son lit : un simple matelas blanc posé par terre, qu’il ne reconnaît pas. Il se passe une main sur le visage et inspire profondément, étirant ses membres gourds. Peu à peu, sa vision se fait plus nette à mesure que la brume du sommeil le quitte. Il regarde autour de lui.

Une chambre d’hôtel, probablement, songe-t-il. Où cet imbécile de Kerain m’a-t-il laissé, cette fois ?

Du moins la pièce est-elle propre, pour une fois. Le plafond diffuse une lumière vive. Les murs lisses et blancs s’avèrent tièdes au toucher. Au milieu de l’une des cloisons, Roger remarque la présence d’un lavabo aux formes arrondies et aux parois transparentes. Quand Roger pose ses mains sur le rebord de l'évier, des petits jets d’eau jaillissent. Ils se rejoignent au centre de la vasque et forment une sorte d’étonnante membrane liquide. Roger y plonge les avant-bras, tout en continuant de regarder autour de lui. Il n’y a pas de placards, ni de table. Même le lit a disparu.

Roger retire ses mains et l’eau cesse de couler, remplacée par un courant d’air chaud. Roger remarque soudain plusieurs choses qui lui avaient échappé jusqu’ici : un miroir est apparu dans le mur qui lui fait face ; sur la surface réfléchissante, une créature à la peau grise, à la tête difforme allongée en un ovale grotesque et improbable lui rend son regard ; des yeux d’un noir de jais, sans pupilles, le fixent avec étonnement. Quand Roger porte les mains à son visage, l'être du miroir fait de même. Ses doigts sont longs et fins, avec une phalange unique au milieu. Comme dans son cauchemar...

« Oh, miséricorde », murmure Roger avant de s’effondrer au sol, évanoui.


*


Cette fiotte de Klaroutchi m'a encore évincé, ces derniers jours. Bon, passé la surprise initiale, j'avoue qu'il s’est bien adapté à notre nouvelle condition d’être grisâtre. Mais le premier jour, ce gars a quand même trouvé le moyen de tourner de l’œil face à son propre reflet, merde ! Pourquoi est-ce que je me tape précisément ce colloc là, entre tous ? J’ai envie de lui dire « Lâche-moi la Kasmagurk ! ».

Quoi ? Pourquoi tu me regardes comme ça ? « Kasmagurk », oui. Argot vénusien. Tu débarques, ou quoi ? Et puis merde, arrête de me sukhaler les schbrounez, parce qu’il faut que je te cause sérieux, là. Il se passe des trucs à la ribok, je te raconte pas. Figure-toi que je suis entouré d’ET tous plus gris et zarbs les uns que les autres. Le pire, c’est que d’une part ils se prennent pour des humains, et qu’en plus ils me prennent pour un ET, moi. Les cons.

On est enfermé tous ensemble dans une sorte de grand loft, tout confort et bonne bouffe. Bizarre, gluante, mais goûtue. Et l’alcool ! Hmmm… Je te dis que ça. À s’en descendre trois litres à la fois dans le gosier, et tout schuss encore !

Le cave avec qui je cohabite, le Klaroutchi, il savait pas ce que c’était. Mais tant mieux, vu que c’est grâce à ça que je suis là, à te causer de moi. Pour une fois qu’il lui arrive quelque chose de drôle, à l’autre gugusse. On a dansé sur les tables, on a bien rigolé avec les copains de gnouf. Oui, parce qu’on est sûrement des prisonniers politiques, ou un truc comme ça. On a des gardes-chiourmes, et du genre blackust. Costauds, quoi. Quand on fait les marioles trop près d’eux, ils sortent des tubes bizarres et nous zappent. Ça fait un peu le même effet qu’un taser, la douleur en moins. Je le sais, j’en ai tâté. Ah, ‘tendez, on nous appelle. C’est l’heure de la bouffetance. Mon estomac crie shagall, faut me pardonner. À plus, les gars.

*

Roger Kerain ouvre les yeux. Il est assis sur le rebord de son lit, dans sa chambre-cellule. Il se lève et le sommier se liquéfie puis s’enfonce dans le sol sans un bruit, comme un glaçon absorbé par du sable chaud. Une masse s’extirpe de l’un des murs et forme un lavabo surmonté d’un miroir. Roger se mouille le visage. L’eau est froide.

Même si cela fait désormais plusieurs semaines qu'il occupe ce corps d’extra-terrestre, il a le réflexe de chercher sa brosse à dents. Au dernier moment, il se ravise en souriant. Il n’a plus de dents. Il fait un clin d’œil au miroir, puis prend des poses de super héros en gloussant, pour tuer le temps. Puis, il s’amuse à changer la structure même de ses membres. Un bras pousse au milieu de sa poitrine, puis des tentacules dans son dos. Mais sa tête reste obstinément ovale, et la couleur de son épiderme demeure d’un vilain gris tacheté de plaques noires. À côté des femmes et de leur superbe peau blanche, il se rend compte qu’il fait mauvais genre, voire mauvais garçon.

Derrière Roger, au moment où il reprend une forme humanoïde, une partie du mur s’efface pour laisser passer un ET – un « gris » comme il les appelle – à l’allure imposante. Il pointe négligemment son tube taser en direction de Roger, tout en lui signalant d’un mouvement de tête de sortir de la cellule. Dehors, dans le couloir, deux rangées de prisonniers se sont formées, sous le regard hautain de plusieurs gardiens. Comme tous les autres gris croisés jusqu’ici, ils ne portent pas le moindre vêtement. Avec l’habitude, Roger a fini par les reconnaître, et il connait même le nom de certains d’entre eux.

La lumière est plus forte ici que dans les chambres, et Roger doit se protéger les yeux. Mais où est-ce qu’ils cachent leurs lampes, merde ? murmure-t-il, s’attirant un haussement de sourcils de la part du gardien le plus proche.

Sur un signe d’un des gris « porte-taser », les deux rangées d'humains prisonniers de corps étrangers s’ébranlent. Au fur et à mesure de leur avancée, les murs s’effacent pour leur céder le passage. Ils parviennent rapidement à une salle immense, où plusieurs centaines d’ET sont attablés. Ils portent tous sur la nuque un numéro à neuf chiffres. Celui de Roger est le « 000000001 ».

Un gardien mène Roger à sa place. Un bol empli d’un liquide rose est posé devant lui. Pas la moindre trace de la boisson noirâtre, au fort arôme, qui lui avait tant plu lors de son premier repas. Déçu, Roger change sa bouche en une trompe et aspire quelques gouttes du contenu de son bol. Autour de lui, ses compagnons de bagne l’imitent et la salle s’anime de centaines de bruissements gustatifs. Roger, lui, cesse rapidement de manger et pousse son déjeuner sur le côté. La soupe rose l’a dessaoulé, et il se demande soudain ce qu’il fait là, entouré de créatures grises et déglutissantes. Il se souvient d'avoir ingurgité un liquide épicé, dans sa chambre, puis c'est un grand blackout. Son voisin l’observe, interrogatif, avant de lui adresser la parole.

« Tu ne manges pas, Blaga’st ?

         Excusez-moi, il doit y avoir erreur sur la personne. Je m’appelle Roger Klaroutchi, et non pas Blaga’st.

         Oui, je sais bien, répond l’autre. Mais c’est comme ça que tu voulais qu’on t’appelle, hier. Quant à moi, je suis Luc Serran. Tu te souviens ? J’étais ton ministre de l’intérieur, et peut-être ton plus vieil ami de fac. Et là, en face de toi, c’est Julie Pietiran, la petite secrétaire stagiaire », dit-il en pointant du doigt une ET à la taille de guêpe et aux yeux étirés en amande.

Roger ne peut s’empêcher de ressentir une bouffée d’émotions en contemplant le visage pur, aux traits fins, de la jeune femme. Ses cheveux blonds coiffés au carré… Ces fossettes et ce petit nez retroussé, mutin… Roger se prend à sourire. Mais c’est le moment que choisit le souvenir du bronzage parfait de Julie pour céder la place à la réalité de l’épiderme blanc-ivoire d’extra-terrestre qu'elle arbore désormais. Julie s’aperçoit du trouble de Roger et elle détourne les yeux, gênée.

« Qu’est-ce qui me prouve que vous êtes bien Luc Serran comme vous l’affirmez ? » demande Roger à son voisin, qui se penche en avant et lui murmure quelques mots à l’oreille. Roger recule sur sa chaise, le visage marbré de veinules bleues.

« Tu rougis toujours autant, en tout cas, s’esclaffe Luc en posant un tentacule blafard sur l’épaule de Roger.

         Bon, mettons que je te crois, réagit Roger en se redressant. Tu étais le seul à être au courant de ce… De cette… Enfin, bref, n’en parlons plus. Qu’est-ce qu’il se passe, ici, au juste ? Cela fait plusieurs semaines que nous sommes parqués comme du bétail, et je n’ai rien pu apprendre de probant. Nos surveillants ne sont pas très causants, c’est à croire qu’ils n’ont pas encore inventé le langage parlé… Pourquoi nous ont-ils mis dans ces corps ? insiste-t-il en se pinçant l’avant-bras, puis la joue.

         Nous sommes sous le coup d’une tentative d’invasion par une puissante race extra-terrestre », répond Luc en affichant un air sérieux.

Roger le regarde quelques instants sans rien dire, avant de se laisser à nouveau aller en arrière sur son siège en soupirant.

« Apprends-moi quelque chose, Luc, s’il te plait. Là, c’est du réchauffé. S’ils ont pris notre place, sur terre, j’imagine aisément que c’est dans l’idée de préparer l’humanité à notre… À leur débarquement… Et certainement pas pour avoir un avant-goût de leurs prochaines excursions touristique sur Terre, du type « Vis ma vie d’ET ». Et d’ailleurs, nous sommes plutôt correctement traités depuis notre arrivée ici. Qu’est-ce qui te fait penser que nos geôliers sont belliqueux ?

         C’est l’impression que m’a donnée le garde avec lequel j’ai discuté, l’autre jour.

         Ils parlent ? Je les ai vus faire beaucoup de gestes, mais je n’ai pas encore entendu le son de leur voix, jusqu’ici, dit Roger, soudain intéressé.

         Hé bien, en fait… Je me suis adressé à eux dans leur langue. À mon avis, ils m’ont répondu par simple réflexe. Mais ils ont fini par se rappeler que je suis un humain, et ils se sont tus, d’un coup.

         Attends… Tu as fait quoi ? s’exclame Roger en saisissant Luc par les épaules.

         Les mots sont sortis tous seuls de ma bouche, tente de se défendre Luc. Je ne me suis même pas rendu compte tout de suite que je parlais comme un ET. C’est en revoyant la scène grâce à ma puce mémorielle que j’ai compris, plus tard. Je crois que la personnalité de mon hôte a refait surface quelques instants. Et je pense que ce n’était pas prévu par nos gardiens, parce que je t'assure qu'ils faisaient une drôle de tête.

         Comment ont-ils réagi, après ? demande Roger. J’imagine qu’ils n’en sont pas restés là ?

         Non, en effet. Ils sont venus me chercher et m’ont examiné, puis ils m’ont reconduit à ma sclavula. Ma chambre, pardon.

         Je vois, dit Roger.

Puis, il se tait quelques minutes, tirant des conclusions de ce que lui a appris Luc. S’il trouve le moyen de laisser davantage s’exprimer la personnalité du corps qu’il occupe, peut-être parviendra-t-il à se faire libérer ? Ces « gris » ont l’air de créatures raisonnables, après tout.

À cet instant, une main s’abat sur son épaule et le force à se lever. Un ET à la peau rose pâle – sans doute une femme – lui indique de la suivre. Elle l’escorte en dehors de la zone carcérale jusqu’à une petite salle aux murs bleus. Un lit recouvert d’une coque transparente prend la majeure partie de l’espace libre. Un gris les accueille avec un large sourire.

« Bonjour, monsieur Klaroutchi. Ou devrais-je plutôt vous donner du « monsieur le président » ?

         Vous parlez français ? réagit Roger, surpris.

         Nous sommes quelques-uns à savoir utiliser votre langage rudimentaire, en effet, répond le gris en lançant un bref coup d’œil à la créature qui se tient aux côtés de Roger.

         J’imagine que nos gardiens font partie de ces experts linguistes ? demande Roger. Histoire d’être capables de se rendre compte si nous ne nous apprêtons pas à fomenter une rébellion ?

         Bravo, quelle perspicacité ! s’amuse le gris en désignant une chaise. Asseyez-vous donc, monsieur Klaroutchi, et discutons, voulez-vous ? Elin’it, voulez-vous aider monsieur à prendre place, s’il vous plait ? »

La créature rose pose à nouveau ses mains sur les épaules de Roger et le force à s’asseoir, tout en douceur et fermeté.

« Quels sujets souhaitez-vous aborder ? demande Roger en massant ses épaules endolories du bout de doigts.

         Avant tout, je me dois de me présenter. Je m’appelle Xirga’st. Je suis un médecin réputé parmi le peuple Xul, dont je fais partie.

         Enchanté », répond Roger, sans paraître le moins du monde intéressé par la déclaration du gris. Celui-ci reprend, après une courte hésitation :

« Ma foi, je dois vous dire que vous constituez à nos yeux une étrangeté à plus d’un titre. Nous savons que vous êtes… Ou plutôt que vous étiez le président de la République française. Un état puissant et influent.

         Vous me flattez. Mais où voulez-vous en venir ? Cela va peut-être vous surprendre, mais j’ai les discours-fleuves en horreur. Peut-être parce que j’en ai commis plus d’un, moi-même. Pourriez-vous en venir directement aux faits ?

         J’y viens. Du fait de votre situation personnelle, nous nous attendions à ce que vous fassiez preuve d’une intelligence supérieure. Nous avons été pour le moins… Déçus.

         Cela me prouve seulement que vous n’êtes pas si fins que vous semblez croire. Mais encore ?

         Oh… dit le gris, surpris par l’attaque de Roger. Bien sûr, vous êtes perceptif. Mais au final, vous vous êtes avéré plus retors qu’intelligent. Bien sûr, vous comprendrez qu’au-delà de votre petite personne, je vous parle là de votre espèce tout entière. Vous-même n’échappez malheureusement pas à ce triste constat général. Et il y a autre chose… » dit Xirga’st en fixant soudain sur Roger un regard pénétrant. Celui-ci ne répondit rien, attendant que le médecin Xul poursuive. Il ne réagit pas à l’insulte. Il a connu trop de manœuvres de ce type lors des élections qui l’ont porté à la tête de l’appareil étatique pour s’énerver de si peu.

         Monsieur Klaroutchi, reprend finalement Xirga’st. Nous avons trouvé étrange votre comportement depuis le premier jour. Nous vous avons fait passer certains examens à votre insu, et nous en avons tiré certaines conclusions dérangeantes à nos yeux. Vous abritez manifestement dans votre esprit un hôte, dont la façon d’agir, de penser et de s'exprimer diffère radicalement de la vôtre. Il prétend s’appeler Roger Kerain, comme s’il était une entité bien distincte. Unique. La dernière fois qu’il est apparu, c’était suite à votre mauvaise réaction au Klatsch.

         Vous parlez de ce liquide noir, alcoolisé ?

         C’est cela même. Nous avions tenté de reconstituer ce que vous autres humains nommez « café », mais il semble que nous ayons échoué. Nous souhaitons que votre séjour parmi nous soit le moins désagréable possible, voyez-vous.

         Si c’est votre objectif, le meilleur moyen d'y parvenir serait encore de nous redonner nos corps d'origine, et de nous relâcher, vous ne croyez pas ?

         Je vous le concède, admit Xirga’st. Mais nous ne pouvons pas faire cela pour le moment. Nous désirons assimiler votre race à celles que nous avons déjà intégrées à notre zone d’influence. Nous pensons qu'un empire gagne à abriter en son sein des peuples avec des cultures, des façons d'agir différentes des nôtres.  Nous remportons généralement nos guerres sans que le sang ne coule, et ce, depuis des âges immémoriaux. Mais cela prend parfois du temps, monsieur Klaroutchi. Il vous faudra vous montrer patients, vous et vos concitoyens.

         Vous êtes des conquérants pacifistes ? ricane Roger. C’est d’un ridicule achevé, pardonnez-moi de vous le dire.

         Nous sommes bien conscients que ce n’est pas ainsi que vous procédez, en effet, rétorque Xirga’st d’un air mécontent. Mais pour en revenir à ce qui nous préoccupe chez vous, il semble que vous souffriez de schizophrénie. De notre point de vue, c’est une aberration. L’aspect physique de l’être n’est qu’un véhicule, et à ce titre ne mérite pas davantage d’attention que vos caisses en métal que vous nommez « voitures ». Il en va tout autrement de l’esprit et de ce qu’il renferme, à savoir la personnalité, l’âme.

         Tiens donc. Je comprends mieux pourquoi vous ne portez pas de vêtements. C’est d’un indécent…

         Il est évident que nous respectons votre avis sur la question, monsieur Klaroutchi. Nous avons appris à gérer les chocs interculturels depuis fort longtemps. Notre empire a intégré des milliers de peuples aux coutumes toutes plus singulières les unes que les autres. La plupart des tares qui sont les vôtres nous sont connues. Leurs remèdes également.

         Quel est le problème, dans ce cas ? fait remarquer Roger. Pourquoi mon cas vous inquiète-t-il à ce point ?

         À travers vous, je vous le répète, c’est l’humanité entière qui nous interpelle. Je vous le redis : nous avons déjà été confrontés à chacune des déviances psychiques qui sommeillent en vous et en vos pairs. En revanche, c’est la première fois que nous nous trouvons face à des êtres qui cumulent le spectre complet des maladies pouvant affecter l’esprit. C’est la raison pour laquelle nous avons procédé à l’extraction d’un ou deux millions de vos semblables. Il nous fallait un échantillon représentatif avant de décider de ce qu’il convenait de faire de vous. C’est également la raison pour laquelle vous êtes là, dans cette pièce, en face de moi. »

Roger se redresse à demi avant de répondre, d’une voix tendue.

« Nous ne sommes pas des rats de laboratoire. Nous résisterons.

         C’est ce que nous verrons. Pour commencer, nous allons tenter d’éradiquer votre double psychique. En tant que médecin, il m’est impossible de ne pas agir, de ne pas tout tenter pour vous venir en aide.

         Quoi ? Comment ? s’exclame Roger en se redressant d’un bond. Vous n’avez pas le droit de… »

Sur un geste de Xirga’st, Elin’it presse sa paume contre le cou de Roger. Les muscles de l’humain se relâchent aussitôt et il s’affale, retenu dans sa chute par les bras de la gardienne.

« Merci, Elin’it. Mettez ce pauvre bougre sur la table d’opération. Il nous en saura gré, plus tard, j’en suis sûr. » déclare Xirga’st en regardant le corps flasque et inconscient de Roger Klaroutchi.


*


J’ai vu de la lumière. Blanche, crue, aveuglante. Violente. Puis je me suis contemplé, moi. Ou plutôt, mon alter ego, Roger Kerain. Il souriait de son air tordu, fier de son incommensurable bêtise. Mais son regard démentait l’assurance qu’il tentait d’afficher dans ses gestes. Il n’était plus qu’apparence de certitude, mais la réalité était autre. Ses yeux, c’étaient deux puits de terreur. Deux trous noirs de souffrance et d’agonie. Finalement, le couperet est tombé et l’image s’est fissurée, le miroir s’est brisé. Soudain, j’étais seul. Je me sentais nu et vieux. Fatigué. J’avais perdu mon frère jumeau, et même si je détestais sa présence, j’avais froid de son absence, que je ressentais jusqu’au plus profond de mon âme. Ce médecin gris, ce Xirga’st, croyait sans doute bien faire. Il imaginait pouvoir me sauver. Mais on n’enlève pas comme ça, sans préparation, sa béquille à un boiteux. C’était pourtant ce qu’il venait de faire en jouant ainsi avec ma personnalité, avec mon moi « autre ». Je me suis senti tomber, en une chute vertigineuse vers des abîmes incommensurables. J’ai appelé à l’aide, j’ai crié, pleuré. Il ne revint pas. Il n’existait plus. Et pendant ce temps, cette maudite puce enregistrait la moindre de mes pensées, épiait mes gestes telle un cerbère des consciences, l’œil de la Tour, qui voit tout, qui entend tout, qui sait tout. Grand Frère m’observait tandis que je me dissolvais dans l’acide de l’absence de cet autre haï.

Puis, tout à cou, une présence éclata dans mon esprit. Elle s’approcha de moi avec lenteur. Me fixant, me détaillant. J’eus l’impression que l’être qui me faisait soudain face était triste. C’était un gris. Un appendice se forma sur son épaule. Une main couleur cendres se posa avec douceur sur ma poitrine et je me sentis mieux, tout à coup. Il me sourit, sa voix chaude m’enveloppa de l’intérieur, comme s’il me parlait par l’intermédiaire de son bras.

« Je suis désolé, me dit-il. Nous avons pourtant l’habitude de ces échanges corporels. Mais il s’est produit un évènement imprévu. Votre psyché est tellement instable. Nous n’avions encore jamais vu cela. Jamais. »

Je me sentis à nouveau mal, et je me mis à trembler. Je voulus crier, l’insulter. Pour qui se prenaient-ils, pour se permettre ainsi de fouler du pied l’humanité tout entière à travers moi ? La perfection n’existe pas. Oui, bien sûr, nous avons des défauts, des travers. Mais nous apprenons, nous progressons. En dépit de nos faux pas, de nos rechutes, nous allons de l’avant, toujours. Mais il ne me laissa pas l’occasion de parler, de protester. Il reprit la parole, et je me tus.

« Mon enveloppe physique n’a pas su s’adapter à votre présence. Il ne vous a pas accepté. Oui, c’est le mien. Je suis Blaga’st, le commandant de la flotte Xul qui navigue aux abords de votre système solaire. Lorsque nous avons détecté votre présence, nous nous sommes posé beaucoup de questions à votre sujet. Fallait-il vous envahir ? Ou bien vous laisser dans votre isolement ? Mais Xirga’st, mon médecin, vous en a un peu parlé, je le vois. »

Une pause, puis il continua.

« Ce corps, disais-je, est mien. Il considère votre âme comme un intrus, une menace. Pour rétablir l’équilibre, retrouver sa pureté première, il m’a rappelé à lui. J’en suis désolé, monsieur Klaroutchi. Roger. Mais pour que je vive, vous comprendrez qu’il vous faut mourir. Adieu, donc. »

À peine cette pensée toucha-t-elle l’esprit de Roger Klaroutchi que celle-ci fut réduite à néant. Sans un mot, Roger s’affaissa, s’affala sur lui-même. Il se recroquevilla et se dessécha avant de disparaître sans un bruit. Seul resta Blaga’st et ses regrets, sa douleur. Il se mit à pleurer sur l’homme qu’il venait de tuer, sur l’âme qu’il avait anéantie.


*


« Comment te sens-tu, Blaga’st ? lui demande Xirga’st d’une voix douce.

         Beaucoup mieux, merci. Je n’ai toujours pas retrouvé la totalité de ma mémoire. Mais je sais que c’est bien moi qui m’exprime à travers ma bouche, que c’est moi qui commande ce membre, répond Blaga’st en touchant sa poitrine du bout de sa trompe buccale. Je ne trouve plus trace de cet humain dans mon esprit. Et même si je suis triste à l’idée d’avoir dû prendre une vie, je suis quand même heureux d’avoir retrouvé mon équilibre. Mon intégrité, mon unité psychique. »

Xirga’st semble satisfait de la réponse de Blaga’st et il regarde son ami d’un air un peu rassuré.

« Tu es resté sans connaissance pendant longtemps. Presque un mois, Blaga’st. Cela me préoccupe . Mais en dehors de cela, tu as raison : les derniers examens que tu as subis prouvent sans ambiguïté possible que tu es bien celui que tu affirmes être. Que tu es redevenu Blaga’st, notre commandant.

         J’ai été dans le coma si longtemps ? Et si je comprends bien, c’est au cours de cette période que nous avons perdu le contact avec la force d’invasion ?

         Oui, en effet. Ce qui t’est arrivé a été le lot commun de l’ensemble de nos frères et sœurs que nous avons envoyé sur terre. À ce jour, il ne reste plus à bord qu’une poignée de Xuls à la psyché humaine. Et les humains porteurs de nos personae ne répondent plus à nos tentatives de contact mental, depuis.

         Je suppose qu’en même temps que nos corps rappelaient à eux nos âmes, ceux des humains ont fait de même avec les leurs ?

         C’est probable. Tout comme il est probable que se promènent actuellement sur terre deux millions d’humains avec les souvenirs d’une vie Xul, puisque tu me dis avoir conservé la mémoire de ce Roger Klaroutchi.

         C’est plutôt perturbant, d’ailleurs. Cet homme était étrange. Plein d’une merveilleuse et dangereuse complexité. Je suis à la fois fasciné et horrifié par sa vie, et par les rapports qu’il entretenait avec ses proches ainsi qu’avec ses nombreux adversaires.

         Mais tu finira par oublier tout cela, j’en suis sûr. Le temps, parfois, est plus efficace que les soins que peut prodiguer un médecin. Mais à présent, il te faut prendre une décision. Que faisons-nous au sujet de la terre ? »

Blaga’st s’écarte de Xirag’st et soupire. Il a pris sa décision, mais il sait qu’elle pourrait s’avérer lourde de conséquences pour une race entière.

« Nous rentrons, dit-il finalement, après un long silence.

         Pardon ?

         Tu m’as bien entendu. J’annule notre projet d’invasion. La guerre n’aura pas lieu.

         Est-ce mûrement réfléchi ?

         Oui, et tu le sais. Nous ne pourrons pas soumettre ces êtres-là par la seule promesse de notre aide. Ils ne sont pas sensibles à ce genre de discours pacifistes. Il nous faudrait user de la force. Ce serait un bain de sang. Et comme tu l’as si bien dit, deux millions d’humains avec des souvenirs d’une vie Xul vivent désormais  sur cette Terre. Je me refuse catégoriquement à donner un ordre qui signifierait à coup sûr la mort de nos alter ego Xul. Et puis, ces êtres sont dangereusement instables, tu l’as bien vu. »

Xirga’st laisse passer un court instant de silence. Blaga’st lui tourne le dos et il aurait aimé lire les émotions qu’il a senties émerger dans les paroles de son commandant et ami.

« Je comprends, dit-il finalement. Comme prévu, nous larguerons les balises de mise en quarantaine avant notre départ.

         Oui, il convient de faire cela. Nous ne pouvons courir le risque de laisser ces êtres voguer à travers l’espace. Ils représenteraient une trop grande menace. Nous ne sommes pas prêts à y faire face, je le sens au plus profond de mon âme.

         Je vais transmettre tes ordres », conclut Xirga’st. Puis, il s’enfonce lentement dans le sol pour rejoindre le poste de commandement du vaisseau, laissant Blaga’st seul.

C’était une décision difficile, mais nécessaire, songe ce dernier. Même si cela devait signifier l’arrêt de mort de la race humaine, je n’avais pas le choix. Privés de l’aiguillon de l’exploration spatiale, ils s’étioleront puis dépériront rapidement. Cela s’est vu à plusieurs reprises, par le passé. Mais il est aussi déjà arrivé qu’un interdit soit levé. L’avenir nous dira quel sera le destin de l’humanité. Fassent les âmes de nos ancêtres que cette espèce, un jour, apprenne enfin de ses erreurs…

FIN



-oOo-




Éléments imposés
une chose, un lieu ou une personne / animal : un extraterrestre
un thème : une guerre
le + dont on n'avait (franchement) pas besoin ! : un échange de corps (Freaky Friday)


 






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6 commentaires:

  1. Et ben... J'ai bien ri! C'est bien écrit, on capte tout, malgré un thème dont je ne suis pas fan: les ET, j'ai bien accroché! Bravo!

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  2. Une bonne dose d'inventivité, de l'humour et des éléments imposés habilement liés pour tisser une nouvelle de qualité ! Du Scalp, du Bléval, du très bon ! Félicitations !

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  3. Merci à vous, j'en rougis de plaisir !!! :)

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  4. Texte bien mené de bout en bout. L'amateur de science-fiction que je suis ne peut que féliciter l'auteur. Dommage pour la mise en page chaotique et la fin moralisatrice qui gâche la conclusion.

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