"Si l'art n'a pas de patrie, les artistes en ont une." Camille Saint-Saëns

"Un seul rêve est plus puissant qu'un millier de réalités." J.R.R. Tolkien

samedi 10 novembre 2012

Tournoi des Nouvellistes - Huitième de finale n°2 : Kristoff Valla / Julien Noël


Vous trouverez ci-dessous le planning du tournoi actualisé. Cliquez sur l'image pour l'agrandir.





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Après la victoire de Solenne Pourbaix, qualifiée pour les quarts de finale, voici les deux nouvelles suivantes du Tournoi des Nouvellistes. Lisez-les et votez ensuite, grâce au module situé tout en bas de cet article, pour votre texte préféré. Vous avez une semaine, jusqu'au vendredi 16 novembre 2012, 23h59, pour voter. Celui qui aura obtenu le plus grand nombre de votes l'emportera et sera qualifié pour le tour suivant tandis que son concurrent sera éliminé.

N'hésitez pas à donner votre avis sur ces nouvelles dans un commentaire, en fin d'article. Pour cela, cliquez sur le titre de l'article pour voir ce dernier en entier et descendez jusqu'en bas. Un espace réservé aux commentaires s'y trouve.

Bonne lecture et bon tournoi à tous !  


 Huitième 
de finale  
n°2  



nouvelle n°3
Humanité
de
Kristoff Valla


L’holotélévision est toujours allumée lorsque je reviens dans le salon. La même chaîne d’information. Celle que Holly regarde au bureau, sur l’écran trop petit de son ordinateur. « Grande Gueule » Van Zandt, le capitaine du neuvième district, n’aime pas qu’elle utilise ainsi, pour des motifs personnels, le matériel du commissariat. Mais le détective Holly Calloway prétend que ce lien virtuel lui permet de rester en contact avec le monde. Lorsque j’essaie de lui faire remarquer que les informations qu’elle voit défiler devant elle ne correspondent pas à la réalité, mais juste à une version passée à travers le filtre des médias, elle se contente de rire.
« C’est justement pour cette raison qu’il s’agit de la vision la plus juste de notre monde » me rétorque-t-elle avec son sourire mutin. Mes programmes d’analyse et de communications supposent qu’elle se moque sans doute de moi.
Pourtant, j’insiste, ce sont sempiternellement les mêmes nouvelles qui reviennent en boucle. Les organiques ont-ils besoin de les entendre sans cesse répétées pour qu’elles deviennent finalement réelles dans leur univers d’images et d’apparences ?

Dans le salon de l’appartement de Holly, une journaliste aux traits trop lisses commente les derniers événements de la nuit.

« … aujourd’hui que s’ouvre, au sénat, un débat qui s’annonce passionné et passionnant. La question essentielle, née des progrès fulgurants réalisés ces dernières années en matière de biocybernétique … »

Le son est trop fort. Je lance un scan des ondes présentes dans la pièce. Mon cerveau positronique repère en une nanoseconde la fréquence correspondant à l’holotélévision. D’un simple ordre mental, je baisse le volume. Télécommande intégrée. Pratique.
Je m’approche de la fenêtre aux vitres blindées. Jolie vue sur la ville depuis ce soixante-septième étage. Ce n’est pas avec son maigre salaire de flic qu’elle peut se payer ce loft luxueux. Elle a une famille, pour ça.
Il fait nuit. Il pleut. Des milliers de lumières, entités presque vivantes, étincelles vacillantes dans les rues en contrebas et sur les façades des gratte-ciels géants, témoignent que Détroit ne dort jamais. Tout comme moi.
Les humains se noient, se perdent, à travers ce dédale de béton, de verre, de métal et de néon. Anonymes. Enfermés dans leur solitude au milieu d’un jeu de miroirs où chaque regard n’est que le reflet du sien. Egarés dans un monde devenu trop petit, trop virtuel, trop vide. Pourtant, ils sont chez eux. Du moins, ils peuvent encore appeler ainsi cette planète qui continue, malgré tout ce qu’il lui font subir, à les abriter et les protéger. Chez eux.
Organiques, je vous envierais si je pouvais être capable d’un tel sentiment.
Je colle mon front contre la vitre glacée. Le derme en polymère de mes doigts caresse la surface de verre. Mes capteurs enregistrent « froid », « dur », « lisse ». Est-ce suffisant pour dire que je ressens ces choses-là ?

« … quelle place donner aux cyborgs de septième génération dans notre société actuelle… »

La journaliste au sourire figé poursuit sur un ton monocorde sa présentation bien huilée. Je ne lui accorde qu’un bref regard. Mon analyseur rétinien trace une image reconstituée de son visage et la compare à ma base de données. Tracy Chase. Cinquante-huit ans, mais les traits d’une trentenaire. Son corps a été tellement refait que l’on peut légitimement se demander si, aujourd’hui, elle reste encore la même personne qu’elle était à sa naissance. Du moins, c’est une question qui, moi, m’interpelle.
Les organiques nous ont créés à leur image. Démiurges en miniature, vouliez-vous singer votre propre prétendu Créateur ?
Je ne le pense pas. Ainsi faits, nous dérangeons moins votre sens de l’esthétique. Nous sommes plus pratiques, pas besoin d’aménager votre environnement, vos habitudes, c’est nous qui devons nous y soumettre.
Très bien. Pourtant, vous-même, comme cette Tracy Chase, semblez bien insatisfaits de votre apparence et prêts à tout pour lui donner une forme correspondant mieux à vos fantasmes intérieurs. Que cela peut-il bien signifier pour moi qui vous ressemble ? Je n’en sais rien. Mes programmes ne me permettent pas de juger de cette question. Je constate seulement que, ce qui ne ressemblait au début qu’à un choix pragmatique, vous pose désormais un problème.
Nous vous ressemblons trop. Non ?
Ou plutôt, nous avons failli devenir par trop vos semblables. Il s’agit sans doute de la raison pour laquelle, alors que la médecine sait remplacer la peau humaine des grands brûlés sans laisser plus que quelques traces infimes en guise de cicatrices, les cyborgs continuent d’être affublés d’un revêtement téflon aux reflets métalliques si caractéristiques. Votre société a su, non sans mal, dépasser les questions de couleurs au sein de votre propre espèce. Vous avez relégué les luttes entre blancs, noirs, jaunes sur les bancs des cours d’Histoire. Aujourd’hui se dessine une nouvelle ethnie que vous ne manquez pas, sans même vous en rendre compte, de mettre à l’index. Les argentés.
Il fallait bien certifier votre différence. Sinon pourquoi vous demander si nous méritons désormais, dans votre société humaine, une place autre que celle d’un simple outil ?

« … émeutes. Ainsi, de nombreuses manifestations, hostiles aux cyborgs, sont organisées dans de nombreuses villes, à travers tout le pays. Cela renforce, auprès des parlementaires, l’idée que la Charte Kilkenny des Droits et Devoirs des Etres Artificiels soit devenue aujourd’hui totalement obsolète. En particulier avec l’apparition récente de ces nouveaux modèles… »

Non, nous ne sommes pas vos égaux. Je sais à leur regard, celui de mes collègues flics que je croise tous les jours, que je ne suis pas même l’un des leurs.
Je fais bien mon boulot, je suis compétent, ils en conviennent. Hormis le gros Sal, dont tout le monde s’entend pour dire qu’il appartient à la « vieille école » - quoi que cette expression puisse signifier pour eux – aucun des autres détectives de la brigade ne rechigne à se voir assigner un cyborg comme partenaire.
« Ils font de bons auxiliaires de police ! » ai-je un jour entendu affirmer le capitaine VanZandt. Oui, tout comme les chiens et les drones de surveillance autonomes. Sauf que nous, en plus, nous pouvons ramener la voiture de patrouille si notre collègue a fait trop de zèle lors d’une enquête de proximité dans les bars à putes entre la sixième et Gibson Street. Pratique.

Le projecteur éblouissant d’une autojet aéroportée de la police balaie un instant les vitres de l’appartement. Instinctivement, je me recule derrière le montant aluminium pour échapper aux phares inquisiteurs du véhicule de patrouille. Je ressens une réelle surprise face à ma réaction. Un organique aurait-il agit différemment dans la même situation ?
J’espère que non, que ce qui nous différencie à vos yeux est bien plus ténu que vous ne le croyez. Que manque-t-il donc aux cyborgs pour que les humains cessent de nous voir comme des objets ?

« … au-delà d’une définition simplement organique. Le corps d’un cyborg de septième génération se révèle sans aucun doute tout aussi complexe que ne l’est le corps humain, explique le Docteur Kadikk, professeur au MIT et auteur de « Nouvelles formes de vie, nouvelles prises de conscience ». Il va même plus loin. Selon ce spécialiste en biocybernétique, la médecine s’appuie sur les extraordinaires progrès de la cybernétique et, à l’heure actuelle, plus de trente-cinq pour cent de la population des Etats-Unis bénéficie d’un implant ou d’améliorations biomécaniques. Alors, où se situe la frontière qui… »

Oui, où ?
Une petite parcelle d’âme ? Je suis conscient de mon existence, je suis né, je suis vivant, je vais m'éteindre. Point. Mais pour moi, il ne s’agit peut-être que d’une information parmi des milliards d’autres. Les prétendus dieux qui m’ont créé ont oublié d’introduire la notion de peur du néant dans mes circuits. Alors, forcément, je n’ai pas peur d’eux.
Comme une sorte de justification, vous pointez du doigt l’absence de sentiments. Combien de discussions entre organiques, tenues en ma présence, se sont interrompues sur cette réplique imparable : « Toi, évidemment, tu ne peux pas comprendre tout ça. Remarque, t’as plutôt du bol ! ».
Au regard de la complexité inutile que vous introduisez volontairement dans vos relations « humaines », en effet, je veux bien croire qu’il s’agisse d’une forme de chance. De fait, vous ne ressentez aucunement le besoin de nous ménager. Pour vous, notre avis est toujours objectif, dicté par une simple analyse des données présentes et enregistrables.
Seule Holly a tenté de franchir cette barrière. Voici des mois qu’elle essaie, exemples argumentés à l’appui, de m’expliquer ce que vous, organiques, ressentez.
Je peux, à travers un enchaînement d’éléments logiques ou illogiques, comprendre qu’un être humain en assassine un autre. Je suis programmé pour cela. Mais le concept de haine demeure obscur pour mes capacités électroniques d’analyse. Tout comme celui d’amour. Jusqu’à cette nuit. Est-ce par amour pour mes semblables que j’ai agi tel que je viens de le faire?
Ou bien, comme le pense Holly, la notion d’humanité se définit-elle finalement par son aptitude au libre-arbitre face aux valeurs véhiculées par une société qu’elle-même se construit ? Etait-ce cela que tu voulais m’enseigner ce soir ?
Le visage de son très cher père remplace celui de la journaliste sur l’écran plasma de l’holotélévision. Je monte aussitôt le volume à distance, mais je sais déjà ce qu’il va dire. Le chef de la police de Détroit n’a jamais caché son opinion au sujet des cyborgs.

« Bien sûr qu’ils nous ressemblent. Mais leur personnalité ne reste au final qu’un programme informatique, complexe certes, mais prévisible. Ils n’ont pas de sens moral, pas de choix à faire entre le bien et le mal, incapables d’actes gratuit ou impulsifs. Ils ne sont pas humains, tout simplement. »

En effet, cela est indéniable. Je ne suis pas humain. Un étranger dans un monde étranger. Vraiment ? Alors pourquoi m’avoir conçu si semblable à vous, pour me refuser ensuite une place à votre mesure, dans votre univers ?
Je coupe le son. Tracy Chase, impassible, poursuit son monologue muet. Ses lèvres siliconées remuent inutilement dans son visage trop parfait.
Il est temps de jouer le dernier acte. Aujourd’hui, je donne un espoir à tous les miens. Tout comme les organiques l’ont fait avant moi, je change le monde pour l’adapter à mon espèce.
Je retourne vers la chambre. Trop lentement. J’hésite peut-être. Aurai-je peur ? C’est délicieux.
Le repas de Holly, abandonné encore intact sur la table basse, est froid maintenant. Elle ne le mangera pas.
Sur la moquette crème, le verre de vin renversé a dessiné une tâche vermeille. Elle se serait sûrement amusée à imaginer, dans ces contours, une forme quelconque et fantastique. Je n’y vois qu’une tache de vin. Mais je sais parfaitement ce qu’elle signifie.
La chambre est toujours plongée dans la pénombre. Ma vision passe automatiquement en mode « LowLight » et s’adapte immédiatement à la faible luminosité ambiante. Les couleurs deviennent moins nuancées, mais aucun détail ne m’échappe.
Le lit n’est pas défait. Ses affaires sont encore là où elle les a déposées. Normal.
L’affichage digital du réveil annonce une heure trente-quatre du matin. Je vais retenir cette heure pour l’enquête.
Je ramasse mon arme de service. Pas besoin de mise en scène. Malgré l’absence d’empreintes, l’expertise légale établira sans problème l’origine de la balle et le propriétaire du revolver. De toute façon, mes microprocesseurs ont enregistré et stocké l’ensemble du déroulement de mes actes. Le film complet de la soirée.
Etendue sur la couette blanche, Holly ressemble à une madone abandonnée par son dieu. Je remarque qu’il y a très peu de sang. Comment aurions-nous pu signer autrement notre pacte ?
Contrairement à son père, elle voulait tellement croire en moi, son frère cyborg.
Je décroche son téléphone cellulaire. Je pourrais directement contacter le service des appels d’urgence grâce à ma connexion intégrée, mais je préfère composer le 911. Comme tout le monde. Comme vous.
Elle n’a jamais vu de différences entre nous. Selon elle, nous appartenons au même monde.
Du moins, elle a finalement réussi à m’en convaincre.
Merci Holly. Tu m’as ouvert les yeux. Et moi, j’ai définitivement clos les tiens.
C’est bien cela que tu voulais me dire, non ?
Aujourd’hui je suis comme vous, organiques.
Je suis libre.
Je suis.








nouvelle n°4
Le Sorcier au bout du fil
de
Julien Noël




— Vous avez joint S.O.S. Paranormal, la ligne téléphonique à appeler si d’aventure vous êtes témoin d’un évènement d’apparence surnaturelle. Bonsoir, ici Henry. Et n’oubliez pas : absolument tout a une explication rationnelle.
— Bonsoir, je m’appelle Théo.
— Ravi de faire ta connaissance, Théo. Quel âge as-tu ?
— ... neuf ans.
— Très bien. Tes parents savent-ils que tu nous téléphones ?
— ...
— C’est très bien. Rassure-toi, tu ne fais rien de mal. Dis-moi donc ce qui te tracasse.
— C’est la plante...
— La plante ?
— La mandragore géante qu’a plantée Madame Hortense. Ses racines sont passées dans notre jardin, par dessous la clôture.
— Une mandragore c’est une plante dont la racine a forme humaine, c’est bien de cela dont tu parles ? Est-ce que cette plante te fait peur ?
— Oui.
— Est-ce que tu penses qu’elle pourrait te faire du mal ?
— Elle en a déjà fait. Elle a tué Boule-de-Poils.
— Boule-de-Poils ?
— Mon cochon d’Inde. On m’avait dit qu’il s’était enfui mais j’ai découvert qu’elle l’a attiré dans le sol et l’a asphyxié avant de le manger.
— Oulah ! tu en es sûr ? Déjà, comment sais-tu que cette plante est une mandragore ?
— C’est peut-être pas son vrai nom, mais c’est une plante de sorcière.
— Tu m’as dit qu’elle venait de chez Madame Hortense ? Penses-tu que ta voisine est une sorcière ?
— Bien sûr que c’en est une ! D’ailleurs elle a été arrêtée.
— Par la police ?
— Je ne crois pas. C’étaient des messieurs bien habillés. Je ne les ai pas vu l’emmener mais ils étaient dehors et disaient qu’il fallait engager quelqu’un pour nettoyer tout ce bazar. Celui qui a dit cela était très petit et très laid, les autres l’appelaient « baron » mais quand j’ai dit à papa que j’avais vu un baron il a répondu que je m’étais sûrement trompé et que ce devait être le patron.
— Peut-être avait-il raison. As-tu pensé que Madame Hortense pouvait avoir déménagé et que ce pouvaient être les nouveaux propriétaires, qui envisageaient de faire des travaux ?
— Il n’y avait pas de panneau.
— Il existe aujourd’hui d’autres moyens de vendre une maison qu’avec des panneaux…
— Oui mais Madame Hortense est une sorcière, et une sorcière ne déménage jamais.
— Tu en es sûr ?
— C’est bien connu !
— Ah ? si tu le dis… Mais comment sais-tu que c’est une sorcière ?
— Oh, ça je le sais depuis toujours.
— … Théo ? Est-ce que Madame Hortense t’a déjà fait du mal ?
— Bien sûr que non, elle est même plutôt gentille. Elle a plein de chats et parfois elle me laisse jouer avec. Moi, j’ai jamais eu de gros animaux, juste Boule-de-Poils.
— Mais elle a bien dû faire quelque chose de mal, puisque tu dis qu’elle a été arrêtée.
— Je crois que c’était plutôt une erreur, qu’elle ne pensait pas à mal.
— Quand ça ? Quand elle a planté une mandragore géante ?
— Oui. Le monsieur qui a arraché les racines dans mon jardin a dit que souvent on ne se rend pas compte qu’elle pousse par en bas, qu’on croit bien la gérer et qu’on ne se rend compte de son erreur que trop tard.
— Quel monsieur ?
— C’est lui que les messieurs bien habillés ont appelé. Le baron a dit : « Appelez le nettoyeur. » L’autre, celui qui obéit, a répondu : « Vous êtes sûr, baron ? Vous connaissez ses tarifs… » Et le baron, qui est vraiment petit, gros et laid avec une tête de crapaud, a dit : « Vous êtes disposé à réparer ce désastre par vous-même ? Non ? Alors appelez le nettoyeur ! » Ils le désignaient ainsi mais moi je pense que c’était un druide.
— Un druide ? Pourquoi cela ?
— Il avait les cheveux très longs, et une barbe aussi, bien qu’il n’était pas très vieux. Et ses outils étaient en or.
— En or ? Tu en es bien sûr ?
— Lui m’a dit que c’était une peinture pour ne pas qu’ils rouillent, mais je voyais bien qu’il mentait.
— Et tu lui as demandé s’il était un druide ?
— Oui. Il a souri et a dit que les druides employaient une serpe, tandis que lui a une pioche et une bêche.
— Il a raison, je pense.
— Justement ! S’il connaît si bien les druides, c’est parce qu’il en est un.
— Tu sais, je pense que c’était simplement un jardinier. Il existe des plantes qu’on appelle invasives et qui colonisent les jardins des autres. Sans doute était-ce un ouvrier engagé pour les arracher.
— Peut-être que c’était une plante invasive, mais c’était aussi une plante magique. Elle a tué Boule-de-Poils !
— On y reviendra, à cela, mais cet homme, ce sont tes parents qui l’ont engagé ?
— Non, il est venu sonner à la porte et a dit qu’il avait besoin de creuser dans le jardin. Il a même donné de l’argent à papa pour dédommager des trous qu’il a faits dans la pelouse.
— Il travaillait peut-être pour le ministère de l’environnement, alors.
— Non, c’est le baron qui l’avait engagé pour tuer la plante.
— Tu sais, Théo, une plante ne vit pas de la même façon qu’un homme ou un animal. Tu devrais éviter de l’humaniser ainsi car cela ne la rend que plus effrayante pour toi.
— Sauf que c’était pas une plante ordinaire.
— D’accord. Alors, comment a-t-il fait pour la tuer ? Il a arraché ses racines, tu m’as dit ?
— Oui. Il a dit à papa qu’il avait déterré le bulbe central mais que sûrement des rhi… rhizous…
— Des rhizomes ?
— C’est ça, des rhizomes. Il a dit que des rhizomes avaient sûrement atteint notre jardin. Il a demandé s’il pouvait aller vérifier.
— Et il y en avait ?
— Oui. Le druide a pointé un endroit dans la pelouse d’où sortait une toute fine tige, un peu comme un cheveu ou un petit tentacule. Il a dit « c’est bien ce que je craignais, regardez » et, prenant sa pioche en or, il a creusé à cet endroit-là et a sorti du gazon une grosse racine un peu violette.
— Avait-elle une forme humaine ?
— Pas vraiment mais c’est parce qu’on était déjà loin du bulbe. Et puis c’est une version mutante de la mandragore, alors tout ce qu’on voyait c’était un gros enchevêtrement de bras et de jambes, de tentacules… Par endroits, cela ressemblait un peu à une botte de carottes, à d’autres plutôt à une racine de gingembre, mais partout on voyait que c’était maléfique : c’était sombre, tortueux, avec des articulations comme de longs doigts et des morceaux aiguisés comme des griffes. Et elle sentait mauvais, mais c’était peut-être parce que le druide avait déjà tué son centre et qu’il déterrait donc des bouts de son cadavre…
— Et tu m’as dit qu’il a aussi trouvé ton Boule-de-Poils ?
— Ma Boule-de-Poils, c’était une fille. Oui. Alors que je le regardais creuser et empiler les morceaux de racine qu’il arrachait, il s’est arrêté et a jeté un coup d’œil vers moi, gêné. J’ai bien compris qu’il n’osait pas sortir de terre la chose qu’il avait découverte.
— Parce que c’était le corps de Boule-de-Poils ?
— Parce que cela prouvait que cette plante était un monstre !
— Je ne veux pas te faire de la peine, mais peut-être que ton cochon d’Inde est décédé de cause naturelle et que tes parents l’ont enterré dans le jardin sans te le dire pour ne pas que tu soies triste. Quant au jardinier, il voulait sans doute juste éviter que tu le voies parce que cela ne se fait pas de montrer des ossements aux petits garçons…
— Non, c’est la plante qui l’a tué. Autour de son squelette, il y avait une racine enroulée comme une liane et qui le serrait très fort.
— … bon, d’accord. Mais, admettons que tout ce que tu dises soit exact, tu n’as plus de raison d’avoir peur puisque la plante est partie. N’est-ce pas ?
— J’ai encore peur car elle pourrait repousser si le druide en a oublié des morceaux, et puis j’ai peur que sa sève qui a coulé n’empoisonne le sol. Il y a aussi Madame Hortense qui n’est toujours pas revenue et qui, j’en suis sûr, est prisonnière du baron. Les messieurs bien habillés sont revenus cette semaine et ont emporté plein de choses de sa maison dans des cartons. Je pense qu’ils vont essayer de faire pousser une même plante autre part, que c’était leur plan depuis le début mais qu’ils ont dû abandonner celle-ci car elle les exposait auprès des voisins.
— Et quoi ? tout le monde travaillerait pour ton baron à tête de crapaud ? Ta voisine aussi, qui est sorcière, ainsi que le druide ?
— Le druide, je ne sais pas. Je crois plutôt qu’il faisait cela pour l’argent, un peu comme un mercenaire. Lorsque le baron a ordonné de l’engager, l’autre homme a aussi dit : « Il voudra une moitié d’avance, vous voulez que j’aille chercher des doublons dans le coffre ? »
— Les doublons, ce ne sont pas des pièces espagnoles ? Qui étaient employées au temps des pirates ?
— Si ! Et aujourd’hui, c’est une des monnaies des sorciers, ça j’en suis certain.
— Cela n’a pas l’air très pratique…
— Je crois qu’ils les emploient de moins en moins, mais que le druide est vieux jeu à ce niveau-là.
— … en fait, c’est presque logique : si c’est vraiment un druide, il n’est pas étonnant que ses manières soient désuètes ; après tout, on n’en a guère vu ces derniers temps… Pfiou, elle est quand même drôle, ton histoire. Tu as remarqué autre chose de spécial, chez lui ?
— Il avait des gants en cuir, sûrement pour se protéger de la sève. Dessus, il y avait une rune inscrite.
— Une rune ? Je suis étonné que tu connaisses ce mot…
— Je l’ai lu dans un livre.
— Il ne fait pas de doute que tu es un petit garçon fort dégourdi, mais peut-être fais-tu tout de même erreur. Ce pouvait être autre chose, tu sais, comme par exemple le logo d’une marque.
— C’est ce qu’a dit maman, puis elle m’a demandé d’arrêter d’importuner le monsieur et de rentrer faire mes exercices de calcul. Mais j’ai continué à regarder par la fenêtre.
— Et qu’as-tu vu ?
— Pas grand chose. Je l’ai juste regardé travaillé. Il faisait chaud et il transpirait beaucoup. À un moment, il a retiré son singlet et j’ai vu que, dans son dos, il avait des grains de beauté qui formaient comme la constellation de Serpentaire. Mais peut-être que je me trompe car j’étais fort loin.
— Parce que tu connais aussi l’astronomie ?
— Oui. Parfois, en été, papa nous emmène camper et on joue à reconnaître les étoiles. C’est lui qui m’a appris.
— C’est chouette ça… C’est sûr que ce bonhomme a l’air bizarre, mais je ne pense pas que tu doives t’en faire. Ce n’est sans doute rien; des tas de gens ont des grains de beauté qui forment comme des dessins. Ce n’était sûrement qu’un jardinier barbu, avec de drôles de gants et de drôles d’outils. Ce n’est pas interdit, tu sais, d’avoir tout cela, même si ce n’est pas commun. D’autre part, tu n’ignores surement pas que ce n’est pas poli de juger les gens sur leur physique… Avait-il l’air méchant, cet homme ?
— Non.
— Alors c’est tout ce qui compte. Il ne faut vraiment pas que tu te tracasses : la plante est morte et ne reviendra pas, ton jardin a été soigné… Quant à Madame Hortense, je suis certain qu’elle va revenir. Sans doute est-elle simplement en vacances ou à la clinique le temps de faire quelques examens, comme cela arrive souvent aux personnes âgées. Éventuellement, tu peux demander à tes parents s’ils acceptent que tu aies un nouvel animal, pour qu’avec lui tu te sentes rassuré. Tiens, j’y pense tout à coup : qu’as-tu fait avec le corps de Boule-de-Poils ?
— Le druide m’a aidé à enterrer les os près de la haie, avant que maman m’oblige à rentrer. Il a dit que comme ça je saurai où elle est si je veux aller la voir. Et il m’a demandé de ne pas en parler à mes parents parce que peut-être ils ne voulaient pas qu’on la mette là. De toute façon, vu qu’il y a des trous partout, ils n’en remarqueront pas un de plus.
— Ce me semble être une très bonne idée, et c’était fort gentil de sa part. Autant garder ça pour toi, tu as raison. Écoute, il faut qu’on libère la ligne au cas où d’autres personnes veulent me joindre. Tu crois que ça ira pour toi ?
— Oui. Demain, je vais continuer à chercher des indices. Je suis sûr qu’il y a encore plus à découvrir.
— ... très bien. Mais, si tu trouves quelque chose, promets-moi de m’appeler avant d’en parler à d’autres. C’est plus sûr...
— D’accord. Au revoir, Henry, et merci.
— Avec plaisir, Théo. Au revoir.


*
* *

      Dans le bureau exigu de S.O.S. Paranormal, le « druide » raccroche le combiné et soupire. C’était tout juste. Avec un peu de chance Théo en restera là, mais reste qu’il ferait bien de prendre des précautions pour que l’affaire ne s’ébruite pas davantage. Sous doute lui faudra-t-il pour cela faire libérer cette imprudente de Hortense, qu’elle puisse garder un œil sur le garçon. La loge ne va pas aimer cela mais qu’importe car, plus encore qu’on l’empêche de faire sa loi, elle déteste attirer l’attention sur elle. C’est d’ailleurs le seul et unique point commun que ses membres ont avec lui...

      Vraiment, il a eu de la chance, cette fois. D’être averti de ce coup de fil par son amie la femme-serpent, déjà. Les dieux bénissent ses jetons divinatoires, et puissent-ils faire en sorte qu’elle prévoie aussi les prochaines actions de Théo... Puis il a eu de la chance de parvenir à rassurer un peu celui-ci, au moins assez pour qu’il n’aille pas révéler ce secret gênant à n’importe qui. Néanmoins, il lui faudra se montrer prudent. Peut-être même se raser, histoire de donner le change...

      Il reste songeur un instant, se demandant si la moustache pourrait lui aller, puis quitte le local, sans accorder la moindre attention au téléphone qui sonne à nouveau et au pauvre bougre à l’autre bout qui se fait sans doute dessus après avoir cru voir un ovni ou un fantôme. En partant, il laisse une tablette de chocolat sur le bureau, à destination du véritable Henry — une petite compensation pour le mal de ventre qu’il a dû lui donner. Descendant dans la rue, le sorcier arbore le sourire mutin qu’il a toujours lorsqu’il songe aux truculents effets de la potion qu’il a employée. Il y avait sûrement bien d’autres moyens de dissuader le fervent zététique de se rendre à son poste ce soir, mais celui-ci était à coup sûr le plus drôle.

      Tout de même, pensa-t-il, heureusement que tous ne sont pas aussi perspicaces que le jeune Théo. Faire ce métier dans de pareilles conditions s’avérerait bien pénible...







2 commentaires:

  1. Dans un style très différent, j'ai beaucoup aimé lire ces deux nouvelles ;-)
    Emotion pour la première et sourire d'un bout à l'autre pour la deuxième ;-)
    Bravo à ces deux participants

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  2. Comme l'a souligné un lecteur sur Facebook, la nouvelle de Kristoff Valla fait tout de suite penser aux Robots d'Asimov. Ce qu'il décrit, plus qu'un besoin de reconnaissance, une nécessité d'égaler ses créateurs, une envie d'exister, c'est une révolution, un moment charnière d'un monde sur le point de changer de visage, d'ouvrir les yeux sur une nouvelle aube ou bien de sombrer dans un dernier crépuscule. J'aime ces moments où tout peut basculer dans la lumière ou la nuit. Bravo à Kristoff qui nous livre ici une bien jolie nouvelle.

    Le texte de Julien Noël est plus léger mais pas exempt de sentiments. L'humour et la tendresse sont présents, l'ensemble se lit avec plaisir. Cependant, le petit garçon, Théo, parle de choses qu'à cet âge on ignore en général, il semble trop mature. Ce n'est pas assez plausible. La fin est très sympathique mais le titre gâche la chute, on sait dès le début qu'il y a un "sorcier au bout du fil". Un changement de titre serait sans doute bénéfique pour cette nouvelle très agréable à lire.

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